Journaliste, enseignante et auteure de l’essai Sex and the Series, Iris Brey interroge les représentations genrées dans les films du Festival de Cannes 2019. Cette chronique est réalisée en partenariat avec Cheek Magazine.
Alors que le droit à l’avortement semble menacé dans les États conservateurs américains, des foulards verts s’agitent sur la Croisette pour représenter le combat pour la légalisation de l’avortement en Argentine. Une lutte qui dure depuis 14 années et qui est le sujet du documentaire Que Sea Ley de Juan Solanas présenté en Hors Compétition. Difficile d’imaginer que l’IVG n’est pas encore accessible à toutes et qu’il reste attaquable, deux cinéastes nous présentent leurs héroïnes qui y ont recours, de manière légale ou non, de manière inattendue.
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L’avortement non-évènement
L’héroïne de Monia Chokri, Sophia, est une trentenaire célibataire qui s’installe sur le canapé de son frère, Karim, après avoir fini sa thèse de doctorat. Les deux sont inséparables et lors d’une fête, où Sophia essaye de se trouver un mec, elle annonce à son frère, entre deux verres, qu’elle est enceinte. Ici, l’annonce n’a pas vraiment l’effet d’une bombe, la question de le garder ou non n’est même pas évoquée, l’étape suivante est de prendre rendez-vous pour avorter. Karim accompagne sa sœur chez sa gynécologue, une blonde hitchcockienne élégante au bureau bordélique, qui ne la fait pas culpabiliser, et qui pose les questions protocolaires sans affect. Karim semble reconnaître la médecin, elle lui confirme, ils ont déjà couché ensemble. L’avortement de Sophia va être pour eux une manière de se retrouver, et de remettre le couvert, cette fois-ci de manière plus sérieuse. Après l’intervention, Sophia se trouve dans une salle de repos décorée dans des tons pastels, affalée dans un fauteuil douillet à la Pierre Paulin, shootée pour assurer son niveau de détente. Comme dans une bulle. L’avortement n’est à aucun moment perçu comme une expérience traumatisante pour l’héroïne, ce n’est pas utilisé comme moyen scénaristique pour la faire évoluer. Finalement, ce choix ne l’atteint pas elle mais son frère dont la vie va se trouver transformer en rencontrant sa gynécologue. L’avortement devient un non-évènement. Aucun jugement de l’héroïne, aucune question moralisatrice posée par les personnages ou par le film. Sophia traverse ce rendez-vous comme n’importe quel autre rendez-vous médical. On est dans un univers presque postmoderne, où le corps de la femme ne regarde personne d’autre que celle qui l’incarne. Une représentation qui devrait paraître normale et qui prend aujourd’hui la tournure d’un positionnement radical.
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La puissance de l’avortement chez Céline Sciamma
Dans Portrait de la jeune fille en feu, Céline Sciamma met en scène quatre femmes à la fin du XVIIIème. Une peintre, Marianne, arrive dans une demeure bretonne où une comtesse italienne lui demande de peindre sa fille Héloïse en secret, en se faisant passer pour une dame de compagnie. Ce portrait doit être envoyé à un homme milanais qui décidera ou non s’il veut l’épouser. Héloïse (magnétique Adèle Haenel) découvre la raison pour laquelle Marianne la regarde si intensément pendant leurs ballades le long des falaises, elle demande à voir le portrait et ne s’y reconnaît pas. De rage, Marianne (troublante Noémie Merlant) détruit l’œuvre. La comtesse accepte alors de laisser les deux femmes seules avec la servante Sophie, pendant cinq jours, le temps d’un voyage à Paris, pour refaire un deuxième tableau. Alors que la passion entre Héloïse et Marianne se cristallise, Sophie annonce à Marianne qu’elle est enceinte et qu’elle attendait le départ de la comtesse pour avorter. L’annonce de la grossesse se fait au coin du feu, alors que Sophie fait chauffer des noyaux de cerises pour le mal de ventre que provoquent les règles de la peintre. Un utérus se vide, l’autre est plein. Comme dans le Monia Chokri, « le choix de Sophie » n’en est pas un, l’avortement n’est pas une décision qui est questionnée ni par la protagoniste ni par son entourage. Ce n’est pas vu comme un tiraillement ou la source de tragique. Alors que pendant des décennies, la fiction mettait en scène le poids du choix, les récentes séries (comme Glow et Scandal), et maintenant les films, représentent l’intervention et ce qui se déroule après.
L’avortement devient un moment de sororité. Marianne et Héloïse l’amène chez la faiseuse d’ange (c’est le nom que choisit Sciamma dans le générique). Sophie s’installe sur une couche, où sont déjà posés deux enfants. Alors qu’elle relève ses genoux, et que la femme s’installe pour procéder à l’avortement, un jeune bébé se colle à Sophie et elle se met à jouer avec lui. Elle lui prend la main. C’est un moment de tendresse, d’une simplicité désarmante et qui par sa juxtaposition avec ce qui se produit entre ses jambes, provoquent une image inédite. On pourrait voir ce moment comme une manière de dire que Sophie aime les enfants, que l’avortement ne remet pas en cause le rapport qu’elle a avec eux et qu’elle pourra avoir avec le sien si elle le souhaite un jour. Il y a l’idée que Sophie prend la main de l’enfant, comme si elle n’avait pas besoin qu’on tende la main vers elle, mais que la main chaude et potelée de l’enfant l’apaise, comme le balluchon de noyaux de cerises que Marianne presse sur le bas de son ventre. On pourrait y voir aussi un renoncement à la maternité, qui ne serait pas vécu avec tristesse mais avec de la bienveillance pour les autres mères et leurs enfants. Une idée puissante. Ce renoncement fait aussi écho à la relation qui se noue à ce moment-là entre la peintre et son sujet, elles savent déjà que leur amour est voué à l’éphémère. Le dénouement du film, sans le divulgâcher, reprend la même idée, du renoncement de leur relation naîtra une bienveillance éternelle entre elles. Jamais une histoire d’amour tragique s’était terminée sur ce sentiment-là.
Le feu des corps
Céline Sciamma va encore plus loin dans la représentation de l’avortement lors d’une scène où les trois femmes sont de retour à leur demeure. Héloïse demande à Sophie si elle a la force de rester éveillée. Elle lui demande alors, de se remettre dans la même position que lors de l’avortement et Héloïse passe entre ses cuisses, prenant le rôle de la faiseuse d’ange. Elle regarde alors Marianne et lui demande de peindre la scène. Dans cette mise en abîme de la représentation de l’avortement, Sciamma dénonce le manque cruel de représentations qui concernent des expériences exclusivement liées au corps féminin. Elle montre aussi comment une tradition de gestes pour se rapproprier un savoir lié au corps de la femme se transmet autrement que dans les livres de médecine, mais dans les arts. Portrait de la jeune fille en feu raconte comment les œuvres de femmes et les récits concernant leurs expériences ont été minimisés, ignorés, invisibilisés, détruits. Mais ils ont bel et bien existé. Il suffit de savoir où regarder. Le feu du titre se réfère à celui qui se loge dans le bas du ventre des héroïnes. Ce n’est pas le feu du désir des corps en surchauffent. C’est le feu qui anime la rage des femmes qu’on a trop longtemps vus comme objet et qu’aujourd’hui on peut enfin voir comme sujets. Le feu du film de Sciamma se loge dans leurs regards, dans leurs regards de sujets libres.
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Cette chronique est publiée en partenariat avec Cheek Magazine.
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