Le coup de départ officieux de la saison des Oscars célèbre un paysage 2021 très académique, réveillé par quelques saillies documentaires ou horrifiques.
Pas facile de se repérer dans la jungle de films proposés par la version virtuelle du festival du film de Toronto, dans laquelle nous avons tenté de nous frayer un chemin ces neuf derniers jours. Car sans vouloir commettre la maladresse très en vogue consistant pour un critique cinéma à se plaindre dans son compte-rendu de festival de la plateforme numérique d’icelui (“je n’ai pas réussi à me connecter !”), il faut bien reconnaître que celle du TIFF ne rend pas service à la photographie du cinéma américain et mondial que sa sélection choisit de proposer.
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Une sélection pléthorique (plus de 200 films) présentée de façon très indistincte et horizontale, qui prend rapidement des airs de mauvais catalogue de world cinema. En s’y retrouvant de fait à égalité avec les films les plus porteurs (majoritairement récupérés en deuxième fenêtre après une première à Berlin, Cannes, Locarno ou Venise), le fond de catalogue a gagné en visibilité mais a aussi et surtout donné un aperçu assez préoccupant de l’idée du cinéma qui commence à s’imposer dans les plus hautes institutions du cinéma nord-américain. Idée qu’on pourrait résumer par un règne aveugle du film à thèse : une sorte de rabattage de tout ce que les cinématographies du monde ont pu produire en un an de fables sociales lénifiantes, comme un catalogue de pays et de sujets (mariage forcé, vie d’immigré, esclavage moderne…) qui équivaudrait de fait à un catalogue de films, en dépit d’une faiblesse esthétique et d’une consensualité assumée qui n’a plus l’air de gêner personne.
Académisme béat
Le constat va de pair avec un wokewashing omniprésent dans la manière dont le festival communique et offre de découvrir ses films. L’accompagnement des films (textes produits par le festival, présentations par les cinéastes de leurs films…) est gangréné par une novlangue de béni-oui-oui (“grateful”, “inspirational”, “share their stories”…) qui produit au mieux une lassitude, au pire un véritablement écœurement – notamment dans une séquence introductive apposée à toutes les séances virtuelles, où s’enchaînent des spots de sensibilisation progressiste (un message d’hommage aux First Nations sur les terres desquelles le festival se tient – en soi, très bien) et de publicité (une réclame L’Oréal où une palanquée de stars millionnaires revendiquent leur féminisme – “parce que vous le valez bien”, évidemment) qui parlent exactement la même langue.
Du côté des grandes premières, il est au terme de cette neuvaine possible d’identifier tout ou partie du casting de ce que l’on considèrera proverbialement comme le peloton de tête pour la saison des Oscars, le TIFF étant connu pour la lancer. The Survivor devrait en être. Le film de Barry Levinson, bien reçu par la presse anglo-saxonne, cumule les critères d’éligibilité : mille-feuilles de genres politico-historico-héroïque (la vie d’un boxeur juif rescapé des camps : La Liste de Schindler et Raging Bull, il fallait oser le mash-up), interprétation monstrueuse post-Actors Studio (Ben Foster maquillé comme un camion VFX volé) – de quoi attirer l’or, l’académisme béat n’étant pas forcément un désavantage pour ça.
Dear Evan Hansen (teen musical adapté d’un triomphe de Broadway, avec Ben Platt) et Belfast (récit d’inspiration autobio d’une enfance nord-irlandaise par Kenneth Branagh, avec Christian Bale et Judi Dench), indisponibles au visionnage virtuel pour la France, pourraient également entrer dans la course.
On attend avec curiosité l’accueil que rencontrera The Guilty d’Antoine Fuqua. Le film met en scène Jake Gyllenhaal dans un rôle de flic impulsif recalé en opérateur 911, et s’il joue surtout la carte de son dispositif (à la fois expérimental et un peu vu et revu : un thriller téléphonique où le héros ne peut pas quitter le combiné), il y appose récit à trous laissant planer autour du personnage des choses à se reprocher, des problèmes familiaux, l’imminence d’un jugement – venant mine de rien prendre par un bout complexe et inattendu la question des violences policières.
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L’audace de Yeon Sang-ho
Du côté du documentaire, on a été raisonnablement séduits par le nouveau film d’Elizabeth Chai Vasarhelyi et Jimmy Chin (oscarisés en 2019 pour Free Solo), qui retrace le sauvetage très médiatisé en 2018 d’une douzaine d’enfants pris au piège par la montée des eaux dans une grotte thaïlandaise. La forme de The Rescue est certes toujours autant (voire encore plus) standardisée par les codes du documentaire de grand spectacle destiné aux plateformes, mais à l’intérieur de cette case, les auteurs continuent de tracer un sillon respectable : pas tout à fait des objets de cinéma, mais une sorte de grand journalisme dédié à la conservation pour la postérité d’une forme d’aventure et d’exceptionnalité humaine, via des histoires d’exploits très bien exécutées se confondant d’ailleurs avec des défis de filmage a priori insurmontables. Frissons de suspense, adrénaline en libre-service, personnages un peu trop beaux pour être vrais (une bande de spéléologues amateurs britanniques convoqués par les armées impuissantes de trois ou quatre pays différents), terreurs enfouies (la noyade, les entrailles de la terre) : nul doute que Netflix saura accorder à ce récit impeccablement troussé la place à laquelle il est dévolu.
Enfin, c’est de Corée que provient sans doute la proposition la plus stimulante de la sélection, même si seulement trois des six épisodes de Hellbound ont pu être diffusés sur la plateforme du TIFF et qu’il faudra attendre d’en voir les trois autres pour jauger de la réussite de Yeon Sang-ho. On peut néanmoins déjà jauger de son audace, et de son caractère assez jouissif, le réalisateur de Dernier train pour Busan et de Peninsula étant très à l’aise et inspiré avec ce qu’on pourrait appeler les qualités de ses défauts. Défaut : un manque de subtilité qui donne à tous ses films-catastrophe des airs de potacherie Z forcément limitée. Qualité : une fougue joyeuse et incendiaire, qui l’autorise à travailler à gros traits des idées et des visions parfois frappantes, aussi bien dans le politique que dans l’horrifique.
Ici donc, c’est tout simplement l’arrivée de l’enfer sur Terre : l’heure du Jugement est arrivée, et de modestes pécheurs (délinquants, femmes adultères…) se font soudain promettre l’enfer par des apparitions surnaturelles, quelques jours avant de voir effectivement quelques démons surgir de l’enfer pour les y envoyer. Yeon nous plonge dans une hypothèse assez vertigineuse, celle de la certitude du trépas et de la damnation, en même temps qu’il s’amuse avec beaucoup de malice des conséquences d’un tel canevas en matière de triomphe des intégrismes (une néo-église puritaine soudain placée au centre du jeu), eux-mêmes portés par l’éruption de violence des foules fanatisées en ligne et IRL. Une œuvre qui parle aussi frontalement du diable, et aussi méchamment de la société : voilà ce que nous aurions aimé retenir en plus grand nombre de ce festival.
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