Trois de ses actrices, un acteur et son producteur évoquent leurs souvenirs de Manoel de Oliveira.
Catherine Deneuve
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“Une idée très claire, très concertée, de ce qu’il voulait”
“J’ai manifesté mon intérêt pour son cinéma et l’envie de travailler un jour avec lui dans un magazine portugais, au début des années 90, parce que j’avais beaucoup aimé certains de ses films, comme Val Abraham. Paulo Branco a lu l’interview et a organisé une rencontre. Puis, assez rapidement, m’est parvenu le scénario du Couvent. Le scénario m’importait assez peu, ce que je désirais avant tout c’était l’expérience d’un tournage avec lui. Le Couvent a été très long, très artisanal – ce qui me convient toujours très bien. C’était un metteur en scène très autoritaire, vraiment impérieux, soucieux de plier ce qui se présentait à lui selon l’idée qu’il s’en faisait. Par exemple, à l’époque où j’ai tourné avec lui, il ne souhaitait plus faire de travellings – il y est revenu ensuite. Alors, pour passer d’un plan général à un gros plan, les acteurs devaient cheminer dans le plan pour se positionner très près de la caméra. Cela demandait une grande précision de déplacement et paraissait très artificiel. Mais il m’expliquait que ce qui me paraissait artificiel paraîtrait évident pris dans la logique de sa mise en scène. Il avait vraiment une vision. Une idée très claire, très concertée, de ce qu’il voulait. Et en même temps, beaucoup de choses se trouvaient au tournage, il aimait expérimenter… C’est une combinaison très exaltante. Et c’était possible parce qu’il était un cinéaste vraiment inspiré.
Après Le Couvent, j’ai fait des participations sur deux de ses films (Je rentre à la maison, Un film parlé). Ça me plaisait beaucoup de le retrouver. Cela se faisait de façon très naturelle. Puis je n’ai pas voulu jouer dans Belle toujours, où j’aurais repris le rôle que j’avais interprété dans le film de Buñuel, Belle de jour. Cela ne me paraissait pas une bonne idée que ce soit moi. Trop évident, un peu explicatif. Et ce que fait Bulle Ogier dans le film est vraiment bien plus intéressant que ce que j’aurais pu apporter. Il a peut-être été un peu déçu, sans que cela ne pèse entre nous. Jusqu’aux plus récents, j’aimais profondément ses films, leur originalité, leur audace. Le cinéma d’Oliveira, c’était vraiment tout un univers.”
Maria de Medeiros
“Il a toujours prouvé que le cinéma est un lieu de liberté”
“Manoel avait une énergie surprenante. Quand on a tourné Porto de mon enfance, que j’adore, il avait placé la caméra en haut d’une tourelle et grimpé environ quinze fois là-haut pour régler le plan ! Et puis j’aimais beaucoup son sens de l’ironie, une vision très subtile, piquante, qu’il distillait dans un discours humaniste.
C’était une figure exemplaire dans le cinéma mondial. Il a toujours prouvé en actes que le cinéma est un lieu de liberté en s’essayant à des exercices et registres très divers. J’adore aussi qu’il se soit toujours frotté aux autres arts, la littérature, la peinture, la musique, le théâtre. Il a fait des films classiques, des films modernes, des films chantés, des documentaires, des films historiques, des films intimistes, toujours avec la plus grande liberté. Il venait du muet, a traversé tout le siècle, c’est assez unique. Comme Molière, il est mort en étant toujours actif, avec des tas de projets en tête.”
Chiara Mastroianni
“Un côté malicieux, petit coquin même”
“Je garde du tournage de mon unique film avec Manoel, La Lettre (1999), un souvenir contrasté. J’étais souvent très décontenancée par sa méthode. Il faut dire que j’étais très jeune et j’avais l’habitude de travailler avec des cinéastes de ma génération, comme Xavier Beauvois ou Laetitia Masson, qui travaillaient pas mal sur l’impro, où on se sentait pris dans une dynamique très collective, chacun portait un morceau du film.
Avec Manoel, il fallait accepter un fonctionnement très vertical, où, par moments, on se sentait un motif de son plan, au même titre qu’un rideau ou qu’un tableau… Les dialogues, qui étaient… pas très quotidiens on va dire, me pesaient parfois. Et il dirigeait le moindre de nos gestes, effaçait toute notion de naturel. Quand je lui posais une question sur les raisons de tel comportement du personnage, il me répondait fermement : “Chiara, il n’y a pas de psychologie au cinéma !” Je m’y suis néanmoins accoutumée, j’ai fini par trouver un peu d’amusement et de plaisir dans le cadre qu’il fixait. Et puis Manoel avait un côté malicieux, subtilement moqueur, petit coquin même qui était très charmant. Evidemment, si c’était à refaire, je le referais.
Je n’ai jamais revu Manoel après La Lettre. Et pourtant je l’aimais beaucoup. Je l’avais rencontré quelques années avant de tourner avec lui en rendant visite à ma mère sur Le Couvent. Mais ce qui a créé un lien fort entre nous, c’est qu’il a été le dernier cinéaste à filmer mon père, sur Voyage au début du monde (1997). Et c’était un moment particulier pour lui, il était déjà très affaibli. Je suis très attachée à ce film. Car je sais qu’il était très personnel, et pour mon père, et pour Manoel.
Paulo Branco
“Il avait besoin de faire son métier tous les jours, comme le boulanger fait son pain”
“Je ne suis pas trop affligé par sa disparition parce que je retiens d’abord qu’il a vécu plus longtemps que nous tous et qu’il a pu travailler jusqu’au bout, ce qui est magnifique et contrebalance la tristesse. Il avait une inventivité permanente, à tel point que dans ses films finis, je découvrais des surprises, des éléments imprévisibles que je n’avais pas du tout repérés pendant le processus de production, alors que nous échangions tous les jours. Il a ouvert le cinéma portugais à l’international, l’a porté et lui a donné une résonance mondiale. Je me souviens qu’à propos du film, Le Passé et le Présent (1972), Monteiro avait dit que le Portugal était trop petit pour le cinéma d’Oliveira ! C’est vrai que le Portugal a tendance à reconnaître ses grands artistes trop tard, mais Oliveira a eu la chance de durer et d’être reconnu en notre pays de son vivant.
En 1979, Amour de perdition avait eu des critiques très négatives au Portugal, puis la critique élogieuse de Serge Daney à Paris a tout changé : Amour de perdition a été reconnu comme un grand film au Portugal et Oliveira comme un grand cinéaste. Et c’est à partir de là que notre aventure a débuté. Manoel et moi, ça a été vingt-cinq années de travail en commun. C’était un artisan, il avait besoin de faire son métier tous les jours, comme le boulanger fait son pain.”
Michel Piccoli
« C’était un cinéaste et un homme magnifiques, à la fois extrêmement sérieux et extrêmement moqueur »
« Manoel de Oliveira, je l’ai connu avant de tourner avec lui, mais je ne saurais pas vous dire dans quelles circonstances exactes. C’était un cinéaste et un homme magnifiques, à la fois extrêmement sérieux et extrêmement moqueur ! Sérieux dans les sujets qu’il abordait dans ses films ou dans nos conversations, moqueur parce qu’il avait une ironie sur tout, et d’abord sur lui-même. Mais attention, ce n’était pas de la moquerie méchante, plutôt une ironie de l’élégance.
Il avait une grande exigence avec les acteurs, mais en même temps, il savait s’amuser avec eux. Et puis, les contraintes de travail ne me gênaient pas, au contraire, j’ai toujours considéré que si le travail avec un metteur en scène était contraignant, c’était très bon signe ! Oliveira a fait des films extraordinaires dans son pays et il a su voyager et faire des choses extraordinaires en dehors de son pays. Je pense qu’il occupe l’une des plus hautes places dans l’histoire du cinéma. Parmi les cinéastes avec lesquels j’ai travaillé, il me fait un peu penser à Marco Ferreri : ils n’étaient pas du même pays et n’avaient pas le même style mais ils étaient de la même humeur, celle des créateurs, des inventeurs »
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