Heureusement ce n’est pas « Après lui », le nouveau film de Gaël Morel, qui aidera à élucider le mystère Catherine Deneuve. Avec ce rôle émouvant de mère en deuil au comportement incompréhensible pour ses proches, elle étonne encore.
Cela faisait cinq ans, depuis Au plus près du paradis de Tonie Marshall, que Catherine Deneuve n’avait à ce point porté un film. Dans Après lui de Gaël Morel, elle est de tous les plans. Elle n’incarne pas seulement le personnage principal du film, elle en est la matière. Sa cinégénie de plus en plus étrange, son jeu toujours trouble même dans les actions les plus banales, ce qu’il y a en elle d’indéchiffrable, Gaël Morel a choisi d’en faire le cœur de son quatrième long métrage. Entre deux tournages à Roubaix et Beyrouth, rencontre avec la star la plus exposée du cinéma français, qui n’a pourtant jamais cessé d’être aussi son actrice la plus mystérieuse.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
ENTRETIEN > Qu’est-ce qui vous a séduit dans le projet de Gaël Morel ?
Catherine Deneuve – Exactement ce qui m’avait repoussée au départ.
C’est-à-dire ?
La violence, la douleur. La perspective de porter la souffrance de ce personnage pendant deux mois. J’ai hésité à accepter le film. En plus, c’est une douleur rentrée, une douleur qui dans la plupart des scènes ne peut pas se manifester. Mais peu à peu, quand je repensais au scénario, c’était justement l’idée de cette douleur omniprésente, mais en arrière-plan, qui m’attirait. Le sujet me semblait fort, mais surtout son traitement me paraissait original, un peu dérangeant. C’est très difficile de parler du deuil, de décrire précisément les mécanismes qui font qu’une personne fait ou ne fait pas son deuil d’un proche. C’est vrai que j’ai eu peur de vivre pendant deux mois avec cette question. Excusez-moi, je pourrais vous demander de me passer mon sac, qui est posé derrière vous ? Ce n’est pas que j’ai peur qu’il disparaisse (sourire), mais mes cigarettes sont à l’intérieur. Merci. (Elle en allume une) La chose que je n’aurais pas imaginée, c’est que le tournage puisse être aussi joyeux. C’était vraiment un tournage incroyablement gai. Le décalage avec l’histoire qu’on racontait était énorme. Du coup, quand j’ai finalement vu le film, d’un seul coup, la violence est revenue.
Les motivations de Camille, votre personnage, sont en suspension durant tout le film. On ne sait pas vraiment ce qu’elle cherche auprès du responsable de la mort de son fils. Aviez-vous en tête en l’interprétant une idée de ce qu’elle cherche ?
En tout cas, j’ai plutôt voulu tout laisser en suspension. Je n’ai pas posé de questions à Gaël sur les raisons du comportement étrange de Camille. D’ailleurs, avec Gaël, nous avons parlé de beaucoup de choses, mais pas du personnage. Il m’a beaucoup parlé des décors, du climat général du film, de sa tonalité, pour que je comprenne profondément tout ce qu’il y a autour, mais le personnage, c’est comme s’il me l’avait donné pour que je noue seule le cœur de ce qu’il raconte. Je pense que ça l’aurait gêné de m’expliquer ce qui agit Camille, il pense que c’est une chose qu’on doit ressentir. Mais on s’est énormément parlé, et même vu, y compris après le tournage.
Vous parliez de cinéma ?
Exactement. Notre travail en commun s’est beaucoup nourri de ces longues conversations sur les films qu’on aimait, les disques qu’on aimait. D’ailleurs, il m’avait demandé de choisir la chanson qu’apporte l’ancienne petite amie du fils de Camille et j’ai choisi ce morceau de Beth Gibbons que vraiment j’adore. On a beaucoup parlé du Fleuve de Jean Renoir, dont on a découvert qu’il était, pour lui comme pour moi, l’un de nos films préférés.
Vous travaillez souvent comme ça avec les cinéastes ?
Non, pas du tout. Gaël est assez introverti et timide. Il ne me connaissait pas beaucoup, même si on s’est régulièrement croisés depuis la première fois que je l’ai vu, lorsque je passais rendre une visite à André (Téchiné – ndlr) sur le tournage des Roseaux sauvages. Parler de films et de livres, c’était une façon d’apprendre à me connaître et aussi de me parler de lui.
Comment décririez-vous Camille dans Après lui ?
C’est un personnage mal compris par son entourage. Et on peut très bien comprendre qu’on ne la comprenne pas. Parce qu’elle fait des choses dérangeantes. C’est une femme dont on peut penser qu’elle a toujours été un peu particulière, dans son milieu, à Lyon. Elle était différente, mais elle s’ajustait. Après la mort de son fils, elle refuse de s’ajuster. Elle est brutale. Avec sa sœur, que pourtant elle aime beaucoup. Et puis avec sa fille. La scène où elle la fout dehors est vraiment très dure, et j’avais un peu d’appréhension à la jouer dans la mesure où c’est un comportement que je ne comprendrais pas dans la vie. Mais le sujet du film, c’est aussi la condition de survivant. Le jeune homme du film a survécu à l’accident de voiture qui a causé la mort du fils de Camille, et le film décrit combien il est paniquant de survivre à ça. On sait que c’est très dur de survivre, qu’il y a des hôpitaux psychiatriques en Israël pour ceux qui ont survécu aux camps. Survivre à un massacre, à un accident, c’est quelque chose dont on se remet difficilement. Le film parle aussi de ça : ce que ça a d’inacceptable pour soi d’avoir survécu à quelqu’un qu’on aimait. Ça me touche beaucoup.
Le versant “femme incomprise par son entourage” fait penser à d’autres films avec vous, comme Le Lieu du crime, où vous faisiez aussi des choses totalement désavouées par votre famille.
Oui, c’est vrai, j’ai fait pas mal de rôles comme ça. Je pense qu’il y a de ma part une attirance pour ces personnages qui transgressent. C’est important : dans la vie, on vous rappelle tellement souvent à l’ordre ! J’aime bien effectivement les personnages qui s’affranchissent d’un certain carcan social, familial.
Vous tournez en ce moment à Roubaix sous la direction d’Arnaud Desplechin, on imagine donc que vous êtes à nouveau en plein marasme familial…
(rires) Oui, et avec lui, attention, ça va loin. Il est d’une cruauté ! Je n’avais tourné que quelques jours sur Rois et reine et là, j’ai vraiment découvert sa manière de travailler. Il est habité d’une façon vraiment spectaculaire par ce qu’il filme, et surtout ses personnages. Tout son cinéma, toute sa mise en scène visent à plonger à l’intérieur des personnages, à fouiller dans leurs entrailles. Et ce qu’il fait dire aux gens, la façon dont il voit le monde, est parfois drôle, mais surtout d’une férocité vraiment stupéfiante.
Est-ce qu’il y a des choses que vous ne pourriez pas jouer ? Parce qu’elles seraient trop dures ou incompréhensibles par vous dans la vie ?
Je ne pourrais pas les jouer parce que je ne voudrais pas les jouer. Mais je n’ai pas peur de la dureté, je n’ai pas peur non plus de la vulgarité. Ni de l’obscénité. Qu’est-ce qui pourrait me faire peur ? La nudité, je n’ai jamais tellement aimé, c’est différent. Je crois que ce qui me fait le plus peur, c’est la banalité.
La perversité par contre, ça ne vous fait pas peur ?
Ah non ! (rires) Là dessus, on a mis la barre très haut quand j’étais jeune (Répulsion, Belle de jour – ndlr) et ça m’a bien dressée.
Vous vous posez des questions de crédibilité sur la caractérisation sociale et professionnelle des personnages que vous interprétez ? Par exemple la libraire de Lyon dans Après lui ?
Dans cet exemple précis, pas vraiment. Ça ne me semblait pas un problème. Mais parfois, je me pose des questions. C’était le cas pour Les Voleurs d’André Téchiné. Je me demandais si j’arriverais à faire croire à l’homosexualité de mon personnage. J’ai joué une amoureuse, mais je n’ai pas cherché à jouer une lesbienne, même si au départ je me disais qu’il fallait trouver quelque chose pour que ça marche. Ça m’arrive régulièrement de refuser des projets qui m’intéressent, simplement parce que je pense que ce n’est pas pour moi, que je ne serais pas crédible.
Vous êtes fière d’avoir attribué le Lion d’or
à Still Life de Jia Zhang Ke ?
Ah oui ! Le film est vraiment magnifique. Mais ça n’a pas été facile, ça a été l’objet de discussions sans fin. Avec Paulo Branco, qui était aussi dans le jury, il a fallu l’imposer. Il y a beau- coup de choses pour lesquelles je ne m’entends pas avec Paulo, qui parfois m’énerve comme je ne sais pas quoi, mais sur le cinéma, je dois dire que c’est l’entente parfaite. Il faut dire que c’était un très beau festival, avec une sélection très intéressante, avec des choix vraiment forts.
Et le palmarès était aussi très fort, vraiment
du côté de l’innovation.
Ah ! Il était bien notre palmarès, n’est-ce pas ? Mais le prix à Jean-Marie Straub et Danièle Huillet pour l’ensemble de leur œuvre a été encore plus controversé que l’attribution du Lion d’or. Ce sont des cinéastes qui n’ont jamais eu de reconnaissance officielle, Paulo m’a beaucoup poussée à ne pas céder là-dessus. Je suis allée jusqu’à dire qu’on donnait ce prix aux Straub sinon rien. Ça me semblait vraiment le bon festival, le moment juste aussi dans leur parcours, pour qu’ils obtiennent enfin une récompense un peu officielle.
Vous étiez moins satisfaite du palmarès du Festival de Cannes, en 1994, que vous coprésidiez avec Clint Eastwood ?
Oui, un peu moins. Par exemple, je n’avais pas réussi à imposer Au travers des oliviers de Kiarostami, qui est un film que j’aime beaucoup. Heureusement, il a eu la Palme ensuite pour Le Goût de la cerise, qui est absolument magnifique. Je me suis beaucoup battu aussi pour Nanni Moretti et Journal intime, qui a eu le prix de la mise en scène, et du coup j’ai cédé sur Kiarostami. La Palme était bien cela dit, c’était Pulp Fiction.
A propos de cérémonies et de prix, qu’avez vous pensé de l’intervention de Pascale Ferran aux derniers César ?
Je l’ai lue, mais pas vue, car j’étais à Los Angeles pour les oscars. Je l’ai trouvée très bien. Pendant que je tournais à Lyon, je suis allée voir Lady Chatterley, c’est un très grand film, absolument magnifique. Son intervention était parfaite et très digne. Je partage vraiment ses inquiétudes sur le financement des films en France, le démantèlement des systèmes de protection. Elle est plus inquiète que moi, parce qu’elle est plus sérieuse et attentive que je ne le suis. Mais il y a vraiment des raisons d’être inquiets maintenant.
En une année, vous êtes passée d’une série américaine comme Nip/Tuck à un documentaire expérimental au Liban, tout en tournant avec Gaël Morel et Arnaud Desplechin. Ça dessine un beau paysage de cinéma.
(Elle rit) Ça s’est un peu trouvé comme ça. Ce n’est pas une volonté délibérée de dire quelque chose sur le cinéma aujourd’hui. Mais c’est vrai que ça produit un drôle de condensé. C’est moi qui ai sollicité Nip/Tuck. Je trouvais ça amusant d’y apparaître et j’ai demandé à mon agent de les contacter. J’aime énormément les séries américaines, je suis passionnément 24 heures chrono, The Shield, Six Feet under… Il y a quelque chose de captivant dans l’écriture scénaristique, dans l’énergie que ça dégage…
A l’autre bout du spectre économique de l’audiovisuel, vous avez un projet avec les documentaristes plasticiens Khalil Joreige et Joana Hadjithomas.
Ils m’en ont parlé pendant les bombardements sur Beyrouth. Et ça m’a paru important effectivement que des cinéastes filment le pays après ces événements, avant que tout ne soit reconstruit. C’était l’idée de marquer un temps. C’est un documentaire, avec malgré tout un synopsis. Il raconte la découverte du Liban par une actrice française, avec beaucoup de scènes d’improvisation. Je ne suis jamais allée au Liban.
Vous êtes une star là-bas aussi ?
Je n’en sais rien. J’espère que non. Pour tourner, ça serait mieux. C’est Julien Hirsch, le chef opérateur des deux derniers films d’André Téchiné et de Lady Chatterley qui fait l’image, et j’aime beaucoup son travail. On va tourner dans le sud, à une heure et demie de Beyrouth, dans des régions où le Hezbollah est très important. Ça n’a pas été facile d’obtenir les autorisations. On tourne la semaine prochaine, juste avant Cannes. Là, je termine le film de Desplechin à Roubaix dans deux jours, puis je pars au Liban, et je reviens pour Cannes. Je devais partir dès le week-end du 6 mai, mais j’ai insisté pour ne partir que lundi matin, après le second tour. Selon ce qui se passe dimanche soir, je tenais vraiment à être là, à Paris, ça serait trop frustrant.
Et vous avez d’autres projets ?
Oui, probablement à nouveau avec André Téchiné.
Propos recueillis par Serge Kaganski et Jean-Marc Lalanne
{"type":"Banniere-Basse"}