Romance : un film chauffé à blanc qui excède de beaucoup le discours de son auteur et son sujet. Un film tout simple, comme le vrai luxe.
Romance déroute et fascine, Romance fascine parce qu’il déroute. C’est un film sans mode d’emploi. Il se dérobe au discours pourtant si structuré et si répété de son auteur. Romance ne correspond pas au fatras fracassant de sa déclaration d’intention. C’est un film qui ne connaît que l’évasion, qui ne répond avec obstination qu’à côté des questions que lui pose son auteur. Pour mieux les balayer d’un haussement d’épaules, avec l’insolence du génie étourdissant, le mépris du mauvais élève qui ricane parce qu’il se sait autre, déjà loin, définitivement hors sujet, donc hors de prix. Comme le vrai luxe, Romance est pourtant un film tout simple, une épure surgie du trop-plein, un trait droit et ferme qui bouscule tout sur son passage, qui fait place nette.
Dictionnaire forcément volumineux de toutes les idées non pas reçues mais courantes sur de vrais problèmes déjà un peu connus et pas mal circonscrits (les hommes et les femmes, l’amour et le désir, la déchéance et la libération, tout ça), et par définition sans solution (ça se saurait), le film inflige un discours intérieur bientôt envahissant. Celui de Marie, jeune femme que son amant prive d’amour physique. Paul a cessé de baiser Marie. Alors Marie souffre, pleure, se plaint, se laisse à penser, s’enivre de malheur trop dit. Paul est très beau, Delon jeune. Paul n’aime vraiment que sa propre image. Il sera donc mannequin, fatalement. Ce n’est pas qu’il bande mou, c’est plutôt qu’il bande moue. Car Romance est d’abord une exagération, un artifice qui s’assume pour mieux s’envoler. Le cliché de la si triste mais si banale baisse d’intensité du désir chez un couple est chauffé à blanc comme l’est le décor pour constituer le premier terme du théorème dévastateur. Le monologue de Marie naît d’un manque, il est réaction et tentative d’élucidation : pourquoi refuse-t-il de me prendre ?
Faute de réponse satisfaisante, la question se fait obsédante, tourne en rond et au délire. Toute à l’examen de sa souffrance, Marie s’empare du stock infini des hypothèses disponibles et transfère l’hystérie amoureuse qu’elle sent la menacer en un discours raisonnable et raisonneur, en une logorrhée qu’elle voudrait froide et distanciée, presque clinique. Ni vrai ni faux, ce discours est juste un discours, un pansement d’urgence plus qu’un traitement de fond. Et si Marie nous bouleverse, c’est qu’elle est vraie, concrète à en pleurer, perdue dans l’océan de la fausseté consommable, si proche de nous tous, ne pouvant appeler au secours ni Proust ni Bataille, les grandes idées et la grande littérature n’ayant jamais soulagé qui que ce soit, et devant se contenter de ce qui traîne sur le bas-côté, de ces chansons si vraies et si bêtes qu’écoutait la femme d’à côté (pour le meilleur), du style « cru » d’une Virginie Despentes (pour le pire). Mais nous en sommes tous là, n’est-ce pas ?
Comme tous les grands films véritables, Romance ne saurait se confondre avec le discours qui le fonde. Il ne s’en contente pas et n’a de cesse de le subvertir afin de le réduire. Comment ? En le déployant dans le temps, en le soumettant à une durée qui l’épuise, en suivant son fil pour mieux le rompre, en lui opposant un corps qui le dépasse et refait le vieux chemin biblique en un aller-retour fulgurant et répétitif, éternel mouvement pendulaire : l’absence de chair s’était faite verbe, le verbe se fait chair, et ainsi de suite.
Si nous avons commencé par soupirer d’agacement en écoutant ces idées qui peinent tant à en être, c’est que nous n’avons pas été suffisamment attentifs. Tout est pourtant très clair, dès le début. Le titre déjà, « Romance » : « Pièce poétique simple, assez populaire, sur un sujet sentimental et attendrissant ». Le Robert qui ne se trompe jamais ajoute : « Sens courant : chanson sentimentale ». Quel est le prochain couplet ? « L’adultère », auraient répondu Flaubert et Madame Bovary. Alors Paris, la nuit, une décapotable qui traverse les lumières de la ville comme dans Paris dernière, avec les néons tels des antidotes constants à la promesse trahie, un bar, un autre homme. « Le porno, Rocco Siffredi », répondent Catherine Breillat et Marie. Car qui lit encore des romans ? Pendant que Charles/Paul préfère ronfler (ça, ça n’a pas changé), Mademoiselle Bovary se tape le porno de Canal. La loi est ancienne, seules ses modalités et sa conclusion diffèrent.
Géniale idée de casting, tellement au-delà de l’excitation qu’elle provoquait sur le papier, Rocco est aussi mauvais comédien que Caroline Ducey est admirable. L’air aussi con qu’une jaquette de cassette, si turgescent qu’il semble absent de lui-même, tout à fait incapable d’écouter le pauvre ressassement de Marie mais tout à fait capable d’être là, de peser de tout son poids, posé dans une indestructible présence. Romance commence alors à se désister vers l’imaginaire et devient exacerbation.
Toute trace de naturalisme évacuée du dispositif filmique au profit d’une déréalisation surstylisée qui ira en s’amplifiant, Romance peut aller à la rencontre du troisième homme, se lancer à la poursuite de son maître, de celui qui sait que la parole n’est que théâtre de séduction, que le désir se doit d’être représentation de lui-même pour accéder à l’existence, qu’il a besoin d’une scène où se libérer.
Maître absolu du verbe comme artifice suprême, Robert est aussi le maître du temps. Si les scènes d’attachement évitent à la fois l’obscénité poisseuse et la théorie sèche, c’est parce que Breillat les fait durer au-delà de toute mesure, et transforme en comédie tordante la distance récurrente entre la rigueur experte du rituel sadomasochiste et les difficultés burlesques de son application prosaïque encore un écho du combat si fécond entre l’artifice et le vivant.
Si le désir est représentation, il est aussi travail. Il court le risque de l’échec et du ridicule. Son succès ne tient qu’à un raccord improbable, un ultime lien. Attachée et bâillonnée, l’institutrice dyslexique est réduite au silence en même temps que l’amoureuse manieuse de généralités implacables et d’antiennes rabâchées. Marie est prête pour le coup de grâce, le bouquet final de clichés éculés se faisant envoi vers la farce vitale, la représentation émancipée, la bouffonnerie païenne.
Car si le film épouse le rythme de son ange exterminateur au prénom de Vierge pour se libérer de lui-même, il lui faut passer encore une fois par le pire des lieux communs (« C’est incroyable de donner la vie… On dit qu’une femme n’est pas une femme avant d’être mère, je crois que c’est vrai ») pour accéder au véritable fantasme, donc à la création. Qui ne peut être qu’aberration. Plus proche d’une vision farfelue à la Jean Rollin (référence masquée, rire sous cape) que de Belle de jour (référence officielle, dernier tour de passe-passe avec le surréalisme, fantôme bien utile), la séquence finale nous achève sans rien clore. Le film s’ouvre en grand. C’est la fin d’un début.
Romance de Catherine Breillat, avec Caroline Ducey, Sagamore Stévenin, François Berléand, Rocco Siffredi.
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