Charnel et théorique, Romance est d’ores et déjà l’un des grands films de l’année. Portrait de son auteur, Catherine Breillat, artiste coupante et maîtresse femme, à travers une oeuvre qui ne sent pas le soufre mais la souffrance. Et parfois la drôlerie.
Romance, titre barré d’une croix, d’un « X » anxieux, n’est ni pornographique ni féministe, mais immense. « Je me rends compte que j’ai fait ce film de manière inconsciente, par pulsion, dit Catherine Breillat. Une fois mis bout à bout, j’ai eu du mal à le reconnaître, me demandant si je ne l’avais pas raté, dans la mesure où tous les sens du scénario se sont inversés, où filmer ce qui était écrit lui a donné un autre sens. Le film n’était pas du tout pornographique mais glacé. Contrairement à ce que j’avais annoncé partout… »
Romance est un trait, une épure, un geste magique qui rassemble et éclaire tout le travail de Catherine Breillat : une oeuvre mince de sept livres et six films en trente ans, quelques centaines de pages, quelques heures d’images, rien ou presque une voix, une écriture brûlée, déployée dans un vertige de mots, une cinéaste du désir « à la limite du trop » (pour reprendre la formule de Luc Moullet) qui, pour ne pas savoir mentir, s’attire immanquablement les scandales, alors qu’elle se présente comme « puritaine, timide et orgueilleuse ».
Une recherche d’essence féminine et non féministe, soit parfois rageuse mais toujours inquiète, remontée de quelques descentes aux enfers. Le féminin est là, laissant le carcan des bienséances loin derrière un sentiment du sacré. L’oeuvre de Breillat s’affirme dans la transgression érotique et spirituelle.
Il n’y a pas de hasard à ce qu’elle soit aussi sollicitée pour la corrida de l’interview : quelle parole (analytique, furieuse, démente, usurpée, chichiteuse) est capable de s’imposer face à ce flot intransitif qui ne demande que l’écoute ? Soyons rassurés, nous qui sortons bouche bée de ce film sublime, dépossédés de nos jugements dérisoires, d’apprendre que Breillat non plus ne sait rien. Alors, elle cherche. Connaissance par les gouffres. Ses livres, ses films ne sentent pas le soufre mais la souffrance, bien qu’ils soient d’une drôlerie assez inégalée. « Pour écrire, il faut de la pureté, être au pied du mur du plus grand danger du monde. Alors là, on vole, on est magicien. L’important, ce n’est pas le roman ou l’histoire, c’est le verbe. »
Déni de romance, délit de fuite : laisser échapper la plus grande vérité, s’exposer, sans protection, pour arriver à des opus irréels, intemporels, parfois buñuéliens, toujours élevés. « Il faut être dans la mythologie. On doit pouvoir puiser en soi mais ne pas se raconter. Dans l’autobiographie, je ne me suis jamais donné le beau rôle. J’ai écrit L’Homme facile à la première personne du masculin, parce qu’il fallait que je me voie comme j’étais vue. Ce livre était une manière pour moi de commencer à exister. » L’Homme facile, premier roman d’une étudiante de Niort montée à Paris avec sa soeur, long poème écrit sans se retourner, écrit dans le détournement de majeur, rédigé à 16 ans et publié à 18. « J’avais mis L’Homme facile dans un petit tombeau, une boîte à chaussures, raide de honte de l’avoir écrit. Je l’ai relu et il m’a paru extrêmement romantique. J’ai donc pris rendez-vous avec Christian Bourgois. Comme j’étais extrêmement en avance, je suis allée dans un café. Là, j’ai à nouveau lu mon livre : il m’est apparu comme une obscénité pornographique sans nom. Je suis arrivée chez lui rouge de honte en lui disant « N’ouvrez pas le livre, je repars tout de suite. Je vous le donne mais je le regrette. Je ne veux pas que vous le publiiez. » Avec son cortège de honte, l’anecdote est pleine d’orgueil, d’aisance et de solitude. Mais elle ne résout rien du mystère d’un auteur de 16 ans, incroyablement dans le verbe et dans le silence de la page, d’une langue au corps à corps avec son sujet, motivée par un désir d’enchâsser les mots, de les mettre à nu, capable d’inventer d’un souffle un cinglant « Les meubles avaient été repoussés (mais pas les avances) » dont on ne connaît que peu de vrais amis dans la langue française d’alors, si ce n’est celle de Gainsbourg.
Bourgois a attendu un an avant de publier ce texte indécent, trouvant le moyen de le sortir pour Mai 68. « J’étais ivre de rage contre les révoltes des étudiants, incapables de faire leur révolution tout seuls. Les révolutions sont silencieuses. » Avec ou sans presse, une écriture est née d’un sentiment d’indéfinissable rage, concentrée sur ce qui la définit aujourd’hui encore avec Romance : la quête du féminin, la honte alliée au plaisir, l’étendue que libère la déchéance sexuelle lorsqu’elle vous élève, une écriture sacrément ahurissante pour une jeune adolescente des années 60, avec cette croyance, qui d’habitude vient avec l’expérience, que l’écriture n’est métaphoriquement que la marque du désir. « Ma soeur et moi avons eu très tôt, vers 10 ans, un corps de femme, des seins. On nous a soudainement retiré notre liberté. Cette suspicion a engendré une honte, une honte inconnue puisqu’on ne comprenait pas où elle se situait, un sentiment d’injustice immense, à un moment précis où l’âme se fonde. Notre seule permission était d’emprunter les livres de la bibliothèque de Niort. On a commencé par les Contes et légendes des pays, par l’accès à tous les symboles, puis ce fut Lautréamont, Sade, Sénèque… Lautréamont m’a montré que dans notre langue, piteusement grammaticale et cartésienne, le sens premier a peu d’importance si le mot t’entraîne dans un sens second, un imaginaire, une résonance. Une musique. Les écrivains qui ont réellement accès à la musicalité du langage, finalement, ne parlent que de sexe. »
Musicalité des images, érotisme du mot, vertige… Toute son écriture se prend immédiatement au jeu du sexe et de la langue, tout semble écrit dans la joie et la force vive. L’art de Catherine Breillat est non seulement lucide, mais d’une virtuosité rare pour jongler avec les doubles trappes du sens, basculer dans la métaphore. Il pénètre l’image, l’étend à son imaginaire. Il est cruel mais délicieux, il tient du (haut) vol comme cet inoubliable passage de Tapage nocturne (1979) : « Se faire baiser sur les lettres d’amour écrites aux autres. » En six ans, Breillat, devenue phénomène littéraire, va enchaîner trois livres, le lyrique Le Silence, après… (1971), une pièce de théâtre en alexandrins publiée avec une couverture de Robert Mapplethorpe, Les Vêtements de mer, et un roman abstrait, « inadaptable », Le Soupirail, qui pourtant l’amènera en 1974 à la mise en scène, sur un malentendu. André Génoves voulait produire un film érotique dans la lignée de celui de Régine Desforges. Catherine Breillat était toute désignée. « J’ai tourné Une Vraie jeune fille de façon artisanale, dans une inconscience absolue. Entre-temps, la loi X a été votée et mon film n’est jamais sorti. » Plus tard, on trouvera Une Vraie jeune fille en cassette, vendu comme un film pornographique (qu’il n’est pas), de la même façon qu’un grand sex-shop de Pigalle garde depuis dix ans dans ses rayonnages celle de 36 fillette, son troisième film (1987). Il faut revoir aujourd’hui cette Vraie jeune fille, matrice des oeuvres à venir, pour saisir l’importance chez Breillat des après-midi d’été où la sexualité se découvre avec sa part de honte, de brûlure et de vie. Ce film tourné dans les Landes, ovni perdu dans un désert, objet vierge de toute influence, ne ressemble à rien de connu en France, ne pourrait s’apparenter vaguement qu’à l’avant-garde américaine (Lonesome cowboys de Warhol, qu’elle fréquentait alors).
En 1979 sort presque simultanément (ça deviendra une habitude chez elle) Tapage nocturne et le roman éponyme dont il est issu. Elle ne sait plus depuis faire le partage entre la tentation d’écrire et cette tentative cinématographique si pressante qu’elle en vient à absorber la virtuosité de son style, qui désormais se niche à l’intérieur des dialogues. De cette autre virtuosité, elle fera don en devenant scénariste professionnelle, pour Christine Pascal (Zanzibar), Fellini (Et vogue le navire) et Pialat. « J’ai écrit Police en quinze jours, dans un état de transe, sur la base d’un roman policier que Pialat m’avait donné à adapter. Ce premier scénario, il me l’a jeté à la figure. C’est devenu celui de Sale comme un ange. De la même façon, j’ai écrit Romance de rage, très vite, sur la base d’un synopsis que je gardais depuis vingt ans, alors que je n’arrivais pas à monter le projet de Parfait amour ! Je l’ai écrit pour moi, contre les gens qui empêchaient Parfait amour ! en me disant « Vous allez trop loin. » Or, il n’y a que dans la limite, dans la peur, que je suis bien. » Tapage nocturne, qui apparaît aujourd’hui comme la première mouture de Romance, ouvre la seconde partie de l’oeuvre filmée de Breillat, celle qui met de côté l’adolescence pour se concentrer sur la relation homme/femme comme corrida, avec pour modèle possédé L’Empire des sens d’Oshima.
En plongeant à l’intérieur des relations de dépendance sexuelle ou sentimentale, Breillat se frotte à l’infilmable, prouvant qu’il n’y a rien d’irreprésentable au cinéma. Ni l’or ni la merde. Tapage nocturne, Sale comme un ange (1991) Parfait amour ! (1996) et Romance sont quatre textes réactifs, quatre portraits en désarroi où la femme pourrait être victime de la relation qu’elle a choisie, mais s’en libère par l’étendue du plaisir qu’elle trouve dans la déchéance. Le dégoût s’y transforme en admiration, en la plus grande beauté. Ils imposent le rituel d’initiation, le jalon, la limite franchie, la part de honte et d’interdit comme la marque intime de son cinéma. Cette marque, Breillat lui donne une épaisseur et une grâce par la durée, dans des scènes blocs, plans-séquences tendus jusqu’à la fêlure, prouvant que la grandeur de son cinéma n’est pas dans les dialogues mais dans la mise en place des silences qui le perforent. Elle filme une parole prise dans sa plus grande intimité, avec ses reprises, son souffle, une parole de nuit, une parole prise dans une tension qui emporte tout. Le silence, après… Elle sait bien que le cinéma devient magnifique dès qu’un silence s’installe à l’image. Paradoxalement, elle fait un cinéma bavard, avec une voix off très présente, une parole solitaire, au bord de la confession : « J’avais failli appeler 36 fillette Ma solitude est mon orgueil. »
Par un soin porté aux couleurs, à la décoration, elle atteint un cinéma totalement pictural, proche de l’expérimental. Une Vraie jeune fille, comme 36 fillette, appartient à cette veine décalée et mineure (économiquement) des films d’artistes, qu’ils soient signés Robbe-Grillet, Perec, Duras ou Warhol. Romance est un film de peintre monochrome, un film où la couleur met en place les acteurs, accomplit ou freine leur déplacement dans le plan, les libère ou les engonce. « De La Tour et ses quatre couleurs (blanc, noir, rouge, or) est la principale référence du film. Quand le blanc est dans le rouge et le noir, il devient un corps incandescent, une chose lumineuse de sainteté. Le blanc seul est comme une extinction, une frigorisation. Dans tout ce blanc, les acteurs ne peuvent pas bouger, ils sont comme dans de l’air solide. J’aime que les couleurs agissent. »
Lorsqu’elle décrit sa méthode de travail, Catherine Breillat emploie un vocabulaire d’alchimiste, pour une place de réalisateur qu’elle juge, de toute façon, immatérielle, indue mais centrale. Elle se voit comme un hypnotiseur, une magicienne, alors que tant d’autres lui feraient bien un procès de sorcière. Tourner jusqu’à la magie de la prise pour rendre l’immatériel prépondérant, don de mettre les gens dans un état d’essentiel.
Pour flirter avec le sacré, son cinéma tient-il de la sorcellerie ? Dans Romance, les scènes de rituel masochiste entre Marie (Caroline Ducey) et Robert (François Berléand) avaient pour décor de véritables grimoires de magie pour se convaincre d’atteindre au miracle du film. « Le chef-opérateur ne comprenait pas comment il obtenait de Caroline un tel visage luminescent, cette aura des saints. Sa lumière lui échappait. Les couleurs magiques avaient le pouvoir. Ce décor étrange, où les gens prenaient peur, agissait seul. De la même façon, pour la scène de l’attachement à la fenêtre, avec cette croix de Mondrian, Caroline était dans un état second, les poignets sciés, dans une douleur qu’elle ne ressentait pas, son corps n’avait soudainement plus de poids, les gestes de Berléand devenaient limpides. Le cinéma pose des alchimies de volontés qui n’arrivent qu’une fois. Aussi, je répète peu avec mes acteurs. »
On dit que Breillat découvre ses actrices, on voit surtout qu’elle découvre leur talent : de Tapage nocturne, avec la regrettée Dominique Laffin, à Parfait amour !, avec Isabelle Renauld, l’actrice chez Breillat est poussée hors de ses limites, résultat obtenu parfois dans une relation de confiance totale (ce fut le cas avec Lio, pour Sale comme un ange), parfois dans un processus de création plus tendu où l’actrice, comme pour se préserver, résiste, provoque cette part de dévoration contenue dans le film. Si l’actrice est au centre de son travail, c’est non comme incarnation mais comme lumière pour que le film se montre à elle, enfin, s’avance dans le risque, dévoile ses non-dits. « L’écriture la plus essentielle du film commence dès le choix des acteurs. Sur deux cents filles vues pour Romance, j’ai trouvé le moyen, alors que je croyais faire un film sur l’obscénité, de me cristalliser sur Caroline Ducey qui n’a pas de corps, de poitrine, mais qui a cette élégance, cette envie vibratoire de se coltiner à l’obscénité, avec en même temps une révolte. Quelque part, c’était très important que le scénario soit si brutal, ça nous donnait la peur et la résolution. Mon actrice était vouée au film, faisait un travail de don sur un scénario qui exigeait absolument tout d’elle. Je ne l’ai jamais manipulée, obligée. C’est une rencontre assumée. Avec, derrière, une énorme conscience. Maintenant, je veux qu’on l’aime comme je l’ai aimée.«
Romance ne sera un malentendu que pour ceux qui se refusent, au nom d’une fausse pudeur ou d’un vrai aveuglement, à accepter que ce film nu, métaphorique et cru, pudiquement hard, durement pudique, ce film abîme et beau, soit sans contradiction celui d’une puritaine, pour qui le sexe est quelque chose d’extrêmement initiatique, sacralisé, qui ne salit jamais sauf dans l’érotisme bourgeois, le libertinage minable. « La déchéance, on peut y faire un passage. La tristesse que l’on s’inflige à soi-même, dans une automutilation, s’efface. On ne garde que l’élévation. »
Le scénario de Romance est publié aux Editions des Cahiers du cinéma
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