Un secret de famille exploré sous la forme d’une poignante investigation documentaire.
Ce titre ne cache pas un dispositif d’art contemporain comme dans The Square (“le carré”) mais désigne plus simplement et prosaïquement la section d’un cimetière. C’est dans l’un de ces lieux de repos éternel que ce film a germé dans l’esprit d’Eric Caravaca. Pendant une pause lors d’un tournage en Suisse, l’acteur s’est promené dans le cimetière voisin et, cheminant à travers le carré des enfants, il fut pris d’une tristesse aussi profonde que mystérieuse. D’où venait ce chagrin ? Faire ce film allait lui fournir les réponses.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Questionnant sa mère, son père, son frère, Caravaca découvre d’abord une chose assez hallucinante (pas de spoiler, le film le révèle tôt) : il avait une sœur, née et décédée avant sa naissance (et celle de son frère). Une sœur dont leur mère leur a minutieusement caché l’existence, faisant disparaître toute trace d’elle alors que la famille est coutumière des photos et des films en super-8. Pourquoi cette fillette est-elle décédée si jeune ? Pourquoi les parents se sont-ils tus ? C’est l’objet de la quête déroulée dans ce film qu’Eric Caravaca s’est entêté à faire dans un seul but : retrouver une image de feu sa sœur, disparue dans tous les sens du terme.
Un peu comme Mariana Otero dans Histoire d’un secret, Caravaca mène son enquête avec beaucoup de courage, de tact, de finesse et d’intelligence de cinéma. Du courage, il en faut pour questionner sa propre mère devant une caméra et tenter de la faire sortir d’un déni de plusieurs décennies. Du tact et de la finesse, il en faut pour ne pas transformer le questionnement en interrogatoire ou en procès.
Au contraire, les échanges entre madame Caravaca et son fils évoluent dans un mélange de douceur et de fermeté, et si le refoulé de la maman peut choquer, le film en dévoile les raisons (qui expliquent et contextualisent son attitude à défaut de la justifier) et finit par tracer le portrait d’une femme puissante dotée d’une très forte personnalité. Et le père ? Il est également présent (sa ressemblance avec l’acteur est frappante), mais toujours en arrière-plan, en mode mineur par rapport à la mère. On comprend que l’effacement insensé de leur fille a été décidé par madame Caravaca et que son mari s’est rangé à cette décision.
Quant à l’intelligence de cinéma de l’auteur, elle se manifeste en toutes zones du film, par sa façon de ne pas brusquer les choses, d’effeuiller patiemment les secrets de famille, de construire à partir d’indices épars le chemin qui mènera (ou pas) vers l’image de cette sœur effacée, de faire de sa mère un inoubliable personnage de cinéma et de son enquête un polar à la Chandler. Pour retrouver cette image manquante, Caravaca a également eu recours à toutes les images à sa disposition : photos et films de famille où l’on voit le mariage des parents Caravaca, et beaucoup de scènes de leur jeunesse, image originelle obsessionnelle de la maison d’enfance (hier puis aujourd’hui), images d’archives historiques également.
Car la famille Caravaca a vécu en Algérie et au Maroc, avant d’être rapatriée en France, et son histoire intime s’est aussi jouée dans le cadre plus large de la décolonisation, de ce qui se disait ou pas dans la bourgeoisie pied-noire de l’époque. Ce film à l’os de l’intime, tournant autour d’une telle béance, dénouant de tels nœuds de douleur, tentant de recoudre des lambeaux du passé et de ressusciter une défunte oubliée, ce film sur le temps et sur les fantômes ne pouvait pas ne pas passer aussi par le processus romanesque de l’écriture et de la voix-off : celle du comédien-cinéaste énonçant un texte magnifique qui complète le récit des images, accompagnant un film qui questionne beaucoup et ne juge jamais, tout entier tourné vers l’élucidation de ses mystères et la réparation de ses blessures.
A quoi sert le cinéma ? A ça aussi : soigner une famille et transformer une quête ultra‑personnelle en œuvre d’art partageable par tous.
Carré 35 d’Eric Caravaca (Fr., 2017, 1 h 07)
{"type":"Banniere-Basse"}