Carole Scotta et Caroline Benjo : deux femmes qui, en dix ans, se sont imposées dans la jeune génération de producteurs du cinéma français. Après avoir soutenu des auteurs « art et essai » Laurent Cantet, Bertrand Bonello , leur société Haut et Court développe des projets ambitieux, aussi bien pour la télévision que le cinéma. Un succès fait de hasards, d’audace et de passion.
Dans leur bureau-jardin de la rue des Martyrs, à Paris, où se croisent les talents les plus excitants du jeune cinéma français, Carole et Caroline ne cessent de se couper la parole, de se contredire même. Ce n’est pas que l’une cherche à imposer son avis à l’autre. Au contraire : chez elles, aucune décision ne se prend en solo. Carole Scotta (36 ans) et Caroline Benjo (40 ans) partagent la même ambition : produire les films qu’elles ont envie de voir, du film d’auteur intimiste à la production plus commerciale. Haut et Court, la société de production dont elles sont les deux figures emblématiques, fêtera bientôt ses dix ans. Dix ans pendant lesquels elles ont gagné leurs galons de productrices, grâce à des audaces couronnées de succès.
Acte I : la distribution d’un programme de films américains indépendants, Inédits d’Amérique, carton surprise dans les salles françaises en 1993. Acte II : soutenues par Pierre Chevalier d’Arte, elles lancent la collection de films 2000 vu par dans laquelle une poignée de jeunes cinéastes du monde entier filment leur vision du passage à l’an 2000. Diffusée en 1998 sur Arte, la série bluffe tout le monde par sa pertinence. La plupart des films sortiront en salles dans un format cinéma et The Hole de Tsai Ming-liang ira jusqu’en compétition officielle à Cannes ! Acte III : leur première production pour le cinéma, Ma vie en rose d’Alain Berliner, voyage non seulement à Cannes, mais aussi à Hollywood où elle obtient le Golden Globe du meilleur film étranger. Résultat : des ventes mondiales exceptionnelles pour un « petit » film français.
Ces trois actes ont planté le décor. Et des graines. Bertrand Bonello a adoré les Inédits d’Amérique. Il vient leur dire : elles produiront son premier long métrage, Quelque chose d’organique et, malgré l’échec, lui resteront fidèle pour le suivant, Le Pornographe, qui rencontre cette fois l’unanimité critique. Même histoire de fidélité avec Laurent Cantet, qui a réalisé l’un des films de la série 2000 vu par : Les Sanguinaires. Elles produiront son film suivant, Ressources humaines, succès critique ET populaire, et encore le suivant, L’Emploi du temps, inspiré de l’affaire Romand. Actuellement, elles préparent les prochains Bonello et Cantet, mais aussi les premiers longs métrages de deux scénaristes qui ont travaillé avec Cantet : Gilles Marchand et Robin Campillo. Haut et Court se déploie, et pas seulement sur le terrain des films d’auteur : elles continuent à produire Alain Berliner, qui travaille sur un gros projet de science-fiction, mais aussi Olivier Mégaton dont La Sirène rouge,d’après Maurice G. Dantec, et avec Asia Argento et Jean-Marc Barr, sort ce 21 août sur 300 copies.
Haut et Court tous azimuts : l’ouverture à un cinéma plus populaire s’accompagne aujourd’hui du lancement d’un département télé sans tabou sitcom, série d’animation, feuilleton-fleuve, etc. Les Scotta-Benjo ne s’interdisent rien.
Durant l’entretien, les Scotta-Benjo répondent comme elles produisent. Quand l’une commence à théoriser, l’autre la ramène pronto à plus de pragmatisme. Leur terreur ? Avoir l’air de pontifier, de donner des leçons. A plusieurs reprises, elles rappellent que rien n’a été planifié, que tout est arrivé par hasard, par des rencontres. Une clé de leur succès ? Le travail d’équipe : non seulement Carole veille sur Caroline, mais Benjo donne son avis à Scotta. Sans compter tous les membres de Haut et Court, à commencer par les deux autres associés, Simon Arnal et Laurence Petit (à la distribution) .
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ENTRETIEN > Carole Scotta Mes études de commerce m’ont conduite, grâce à un programme d’échange, aux Etats-Unis. J’y ai rencontré le monde du cinéma indépendant de la côte Ouest et découvert qu’il y avait de très bons cinéastes, à la tête de filmographies conséquentes et pourtant totalement inconnus en France. J’ai pensé qu’il fallait les distribuer ici, mais plutôt que de distribuer plusieurs films d’un seul cinéaste, j’ai imaginé une série en prenant le meilleur film de plusieurs cinéastes : Sure Fire de Jon Jost, Highway Patrolman d’Alex Cox, Gas, Food, Lodging d’Allison Anders…
Cette série, ce sont les fameux Inédits d’Amérique, acte de naissance de Haut et Court en 1993…
Carole Scotta Entre-temps, j’avais imaginé la société Haut et Court dans l’idée, outre la distribution, de produire des courts et des longs métrages. J’ai proposé ce projet à la Fondation Hachette en novembre 92 : la démarche production-distribution les a intéressés, ils m’ont donc donné 300 000 francs pour constituer le capital de Haut et Court. C’est avec ce capital-là qu’on a investi dans quelques affiches, quelques traductions, et qu’on a sorti les Inédits d’Amérique en mars 93. Et, heureusement, ça a marché. Parce que sinon, l’aventure se serait arrêtée là. En gros, les 300 000 francs investis ont généré quelque 600 000 francs de recette, qu’on a réinvestis en partie l’année suivante dans un autre programme de distribution, Bad Girls, qui lui a moins bien marché.
Caroline Benjo C’est à ce moment-là qu’on s’est rencontrées. J’ai une formation littéraire, je suis normalienne. J’ai enseigné le cinéma à l’Université, mais très vite j’ai arrêté parce que j’en ai eu assez de la théorie du cinéma. C’est ce que le film représente dans sa réalité qui m’intéresse.
Après la distribution, vous êtes passées à la production. Votre premier long métrage produit pour le cinéma, c’est Ma vie en rose d’Alain Berliner.
Carole Scotta Oui, et ce fut aussi notre premier film sélectionné à Cannes, en 97, à la Quinzaine des réalisateurs. Un des plus grands moments de notre vie parce que ça a été un triomphe. On n’a jamais revécu une telle émotion. Ensuite, Ma vie en rose a obtenu le Golden Globe du meilleur film étranger, une distinction peut-être même plus importante encore. Mais Cannes a généré des ventes dans le monde entier. Le lendemain de la projection, cinquante Japonais voulaient acheter le film. Après, Alain Berliner a tourné Passion of Mind pour Hollywood avec Demi Moore, et il m’a imposé comme productrice. Mais là, ce n’est plus l’histoire de Haut et Court.
Un autre succès de Haut et Court a été la série 2000 vu par.
Carole Scotta C’est un épisode qui m’a beaucoup marquée. En mai 1995, on descendait à Cannes, Caroline et moi, dans une très vieille voiture par souci d’économie. Pendant ce long trajet, on a commencé à délirer, et on a eu l’idée de ce projet. Un projet où convergeaient les envies qu’on avait chacune de notre côté : Caroline avait envie de travailler avec des réalisateurs de pays différents ; de mon côté, j’avais réfléchi à un projet sur l’an 2000. Donc on s’est dit : demandons à dix metteurs en scène d’exprimer leur vision du passage à l’an 2000. C’était très excitant de faire la liste des noms de metteurs en scène. Une liste qui a pas mal évolué par la suite…
Caroline Benjo En fait, on aurait très bien pu faire la liste DES « grands réalisateurs ». Mais sur ce projet précis du passage à l’an 2000, il nous semblait plus intéressant de prendre, pour chaque pays, les metteurs en scène qui, selon nous, deviendraient les grands réalisateurs de demain : Tsai Ming-liang (Taïwan), Laurent Cantet (France), Walter Salles (Brésil), Abderrahmane Sissako (Mauritanie), etc. On est arrivé à dix pays, dix noms, dix films. Après, la difficulté est venue de la date butoir, pour le coup impossible à reculer. Mais c’était aussi l’intérêt de ce projet : en temps normal, si on avait voulu travailler avec tous ces metteurs en scène, ça aurait pris dix ans. Là, le projet s’est bouclé en trois ans.
2000 vu par, c’est aussi la rencontre avec un homme, Pierre Chevalier, à Arte…
Caroline Benjo Arte venait de diffuser la série Tous les garçons et les filles. Pour nous, c’était donc évident d’aller proposer une telle série à Arte, et donc à Pierre Chevalier. On lui a suggéré que chaque pays finance son propre film, et puisse en retour bénéficier des neuf autres. Non seulement, Pierre a accepté cette idée, mais il a été plus loin : l’unité fiction d’Arte a financé la moitié de chacun des films pour avoir un vrai contrôle éditorial.
Carole Scotta Quand on est sorties du rendez-vous, on s’est regardées stupéfaites. Tout à coup, on s’apercevait que ça devenait un projet énorme pour nous. Du projet initial dans lequel on aurait seulement produit le film français et suivi les autres de loin, on était passé à dix films à produire en trois ans. On était en 1995 et Chevalier nous a dit : « Pour moi, ça n’a de sens que si on arrive à le diffuser en 98. » De ce point de vue-là, il a été visionnaire : quand les films ont été programmés en décembre 1998 sur Arte, il n’y avait encore rien eu sur 2000. Après, ça aurait soûlé tout le monde.
Caroline Benjo On salue toujours chez Chevalier son soutien des jeunes auteurs mais on ne dit pas assez à quel point il soutient aussi les jeunes producteurs. On n’avait aucune expérience, donc un autre que lui aurait pensé que c’était de la folie pure de nous confier une telle entreprise. A l’époque, on n’avait produit que des courts métrages ! On a été convoquées par Jean Rozat, directeur des projets d’Arte, qui nous a lancé : « Qu’est-ce qui vous permet de penser que vous allez être capable de produire cette série ? »
Carole Scotta On lui a répondu : « Quand on a lancé Inédits d’Amérique, on ne connaissait rien à la distribution, et ça a été un succès. » Notre argument, c’était : « On apprend en faisant. » La preuve.
Le projet 2000 vu par a été la matrice de beaucoup de rencontres avec des gens que vous produisez aujourd’hui, à commencer par Laurent Cantet.
Caroline Benjo Pas seulement Laurent Cantet, mais aussi Gilles Marchand, dont on produit actuellement le premier long métrage, Qui a tué Bambi ? Ils ont en commun un esprit de travail collectif acquis au sein de la maison de production Sérénade : ils ont travaillé les uns avec les autres. Et puis ils ont des projets atypiques : on ne peut pas les réduire à une école. Mais 2000 vu par n’a pas été seulement une matrice pour la France, ce le fut aussi pour l’étranger. Dans le projet, il y avait cette idée que le cinéma indépendant ne peut survivre qu’en s’associant d’un pays à l’autre.
Ensuite, c’est l’aventure Ressources humaines de Laurent Cantet…
Caroline Benjo A un moment donné, le succès du film nous a échappé. Ça rencontre quelque chose qu’on n’avait pas prévu, qui est l’air du temps. Et pourtant, a priori, on ne pouvait pas imaginer un projet moins sexy: un téléfilm tourné avec des non-professionnels dans une usine en fonctionnement, sur les 35 heures. Va voir les financiers du cinéma et dis-leur ça… Avec en plus, une méthode de travail atypique puisque Laurent Cantet est allé interviewer les ouvriers dans l’usine et s’est inspiré de cette matière pour écrire son film. Encore une fois, il n’y avait que Pierre Chevalier pour accepter ça.
Carole Scotta C’est avec ce film qu’on a senti une reconnaissance de nos pairs.
Caroline Benjo Et la reconnaissance de Laurent en tant que cinéaste. En particulier sa capacité à se coltiner le mélodrame dans un film social, voire politique, ce que l’on retrouve dans L’Emploi du temps. Mais après Ressources humaines, Laurent était presque perturbé par l’unanimité autour du film. Non seulement en France, mais aussi à l’étranger, ce qui prouve à quel point son film est universel. Les Etats-Unis sont en train de nous acheter les droits de remake !
En travaillant ainsi à la frontière de la télé et du cinéma, cherchez-vous à décloisonner ces deux domaines ?
Caroline Benjo Là, une grande partie du mérite revient à Pierre Chevalier. Et lui, il faudrait le cloner parce qu’il y a peu de gens qui acceptent de prendre autant de risques. Le cinéma devrait être une industrie de prototypes et le problème aujourd’hui, c’est qu’on entre dans l’ère de la manufacture. Quand un prototype marche, tout le monde veut le refaire. Alors que si ça a marché, c’est aussi parce que c’était un prototype. Il faut inventer, il faut prendre des risques. Or, aujourd’hui, de très gros budgets reposent sur des paris très timides. Nous, on pousse nos auteurs à avoir les idées les plus folles possibles, à sortir du registre « auteur » stricto sensu. Savoir que Podalydès adapte La Marque jaune au cinéma, ça me fait plaisir. Le problème, c’est que Luc Besson ne fera jamais Ressources humaines.
Carole Scotta Aujourd’hui, d’ailleurs, nous lançons un département télé.
Caroline Benjo Il y a un désintérêt, et même un mépris, des producteurs qui travaillent dans le cinéma pour la télé. Et pourtant, la télé est en friches. Il y a tout à faire. Pourquoi existe-t-il Six Feet Under aux Etats-Unis, et qu’en France, on ne fait pas Six Feet Under ? Dans The Practice, Oz, West Wing, ou NYPD, il y a une écriture dramatique qu’on aimerait prendre en exemple. Il y a une capacité dans ces séries américaines à être en prise directe avec l’actualité sociale, politique ou culturelle brûlante sur laquelle le cinéma, par sa lourdeur, est condamné à arriver en retard. Quand tu prends une série politique comme West Wing, tellement lucide, tu comprends combien, en France, on n’a jamais été capables d’être aussi réactif sur notre propre histoire.
Concrètement, qu’allez-vous produire pour la télévision ?
Caroline Benjo On travaille sur l’adaptation d’un roman en mini-série, mais aussi sur une sitcom, et même sur une série d’animation en pâte à modeler. C’est ce dernier projet qui est le plus avancé : Deborah, l’histoire d’une fille planquée chez elle avec son téléphone portable et son chien obsédé sexuel. Mathilde Seigner devrait lui prêter sa voix. C’est le projet d’un garçon qui vient de la publicité, Antoine Gandon : il anime et réalise chez lui avec des copains.
Carole Scotta A chaque type et format d’histoire, son support. Pour un projet, l’idéal sera le cinéma. Pour un autre, la télé.
L’histoire avec Bertrand Bonello est différente de celle avec Laurent Cantet. Vous avez produit son premier film, Quelque chose d’organique, qui a été un sévère échec, mais vous avez refait équipe pour le suivant, Le Pornographe, cette fois une réussite.
Carole Scotta Si on a continué, c’est que dans sa démarche, il y a une cohérence artistique, mais aussi économique. Il sait très bien s’adapter au peu de moyens qu’on réunit pour ses films, qui incarnent cette idée qu’on défend qu’il faut être capable de produire des films avec peu d’argent. Bertrand entend ce discours. Là, on vient d’avoir l’avance sur recettes et Arte pour son prochain film, plus ambitieux, qui s’appelle Tiresia, avec Asia Argento et Laurent Lucas. Il se tourne fin septembre.
Est-ce que les bouleversements à la tête de Canal+ changent quelque chose pour vous dès aujourd’hui ?
Carole Scotta Canal est présent sur le film de Gilles Marchand, actuellement en tournage. Pour la suite, les nouvelles données nous échappent encore mais notre inquiétude est vive.
Caroline Benjo Aujourd’hui, est-ce que Canal pré-achèterait Quelque chose d’organique ? Et sans ce premier film, il n’y aurait pas Le Pornographe. On peut être pessimiste sur le renouvellement des auteurs français.
Vous produisez aujourd’hui des films plus grand public comme La Sirène rouge d’Olivier Mégaton ou Nécropolis d’Alexandre Gavras. Est-ce que vous ne risquez pas de perdre votre spécificité « auteuriste » ?
Carole Scotta Dès le départ, on avait cette envie d’éclectisme. Le désir de produire tous les genres de films qu’on a envie de voir, des films de Garrel au Spider-Man de Sam Raimi. Le problème, c’est que les projets plus commerciaux sont plus chers, et partant plus longs à monter. Pour une structure indépendante, cela suppose de lourds investissements. On est très fières des films qu’on a fait avec Cantet ou Bonello, mais aussi de ceux qu’on a fait avec Alain Berliner ou Olivier Mégaton. Et on poursuit cette diversité avec le prochain Berliner, Demain les chiens, un film de science-fiction à très gros budget, ou Nécropolis d’Alexandre Gavras, mais aussi Les Revenants, le premier film de Robin Campillo, coscénariste de L’Emploi du temps, et le nouveau film de Cantet, Vers le Sud.
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