Ramos transforme le capitaine Achab d’Herman Melville en enfant des bois. Et perpétue la légende.
Philippe Ramos n’avait pas tourné de film depuis son premier long, Adieu pays, en 2003, un western français fort réussi. En 2004, il présentait un court métrage intitulé Capitaine Achab, préfiguration du long qui sort aujourd’hui. Le capitaine Achab, comme chacun sait, est le personnage principal de Moby Dick, le chef-d’œuvre d’Herman Melville. Personnage très sombre, Achab, commandant du Pequod, un navire baleinier, veut se venger de Moby Dick, le gigantesque cachalot blanc qui lui a arraché la jambe alors qu’il le chassait.
A partir de ce personnage aussi impressionnant qu’opaque, Ramos, a imaginé un film singulier, nourri de tous les mythes romanesques et poétiques (dont notamment ce fameux “espace” américain) du Nouveau Monde. Somptueuse idée, il invente à Achab (Denis Lavant) un passé, une enfance que Melville n’a pas décrite dans son livre. Le film s’organise en cinq récits en voix off racontés à la première personne par des personnages différents : le père d’Achab, sa tante Rose, qui l’élève sans amour ; le pasteur Mulligan (Carlo Brandt), qui va l’instruire ; Anna (Dominique Blanc), une veuve propriétaire d’une blanchisserie (le blanc est évidemment important dans cette histoire) qui va le recueillir et l’aimer après qu’il eut été victime de Moby Dick ; et enfin Starbuck (Bonnaffé), l’un des marins du Pequod, personnage présent déjà chez Melville.
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A travers ces cinq récits, Ramos raconte la vie d’un homme que la vie n’a pas épargné : une mère morte à sa naissance, un père assassin, la découverte douloureuse de la femme (avec la maîtresse volage de son père, Louise, jouée par Hande Kodja, qu’on avait découverte dans Meurtrières de Patrick Grandperret), les châtiments corporels avec un beau-père sadique (Philippe Katerine, en dandy-escroc, est inénarrable), la fugue, l’errance, avant la rencontre de Mulligan (passage qui rappelle La Nuit du chasseur, avec sa descente du fleuve dans une barque), et enfin la souffrance physique et psychique après l’amputation de sa jambe. Quand l’amour adviendra dans sa vie, il sera déjà trop tard.
Ramos fait d’Achab un enfant des bois. La découverte de la mer sera pour lui une révélation symbolique, et sa lutte obsessive avec Moby Dick prendra l’allure d’un combat suicidaire et métaphysique à la fois contre Dieu et les hommes qui n’ont pas su l’aimer. Ramos a d’autre part enrichi son récit en l’ancrant dans la littérature américaine du XIXe siècle, avec ce sentiment très fort de la violence de la nature : Hawthorne, Thoreau, Whitman, Mark Twain également (la rencontre avec les deux malfrats, dont l’un se fait appeler le “roi d’Angleterre”, est directement inspirée par un épisode des Aventures d’Huckleberry Finn).
Enfin, il faut saluer l’économie et la légèreté de trait de Ramos (au risque de la froideur parfois), son sens du raccourci et de l’image poétique, son refus de la psychologisation : ses personnages sont toujours dans l’acte. Et il faut parler de la dernière partie, la seule à venir directement du livre de Melville. Il faut beaucoup de talent pour, avec aussi peu d’effets, créer autant d’émotion, et nous illuminer les yeux : une lumière sous la mer, et c’est Moby Dick que l’on voit ; un homme avec une jambe d’ivoire qui se tient sur la mer, et c’est un personnage romanesque qui accède soudain au mythe. Ce Capitaine Achab, œuvre d’un poète du cinéma habité par l’Amérique, primé à Locarno par le prix de la mise en scène, est un bien beau film.
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