Dans « Trois souvenirs de ma jeunesse », prequel de « Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) », Arnaud Desplechin revient aux origines de son double de fiction, Paul Dédalus. Rencontre avec les trois acteurs qui l’interprètent à différents âges de sa vie.
C’était le lundi 10 mars 2014, à Paris. Les plus proches amis et collaborateurs d’Alain Resnais s’étaient tous réunis sur le parvis de l’église Saint-Vincent-de-Paul pour rendre un dernier hommage au cinéaste, décédé quelques jours plus tôt à 91 ans. Mathieu Amalric était là, le visage fermé et le regard assombri. Sans doute peiné par le chagrin de son vieil ami, Arnaud Desplechin choisit ce moment précis pour lui annoncer la nouvelle.
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“Il est venu me voir après l’enterrement, et puis il m’a dit à l’oreille : ‘Ecoute, est-ce que tu aurais un peu de disponibilité en septembre ? J’envisage de faire quelque chose avec Paul Dédalus.’ Là, je me suis dit que la vie était quand même merveilleuse”, se rappelle Mathieu Amalric. A partir de cet instant, que l’on devine précédé de nombreuses hésitations, le personnage de Paul Dédalus allait enfin revivre, près de vingt ans après sa première apparition dans Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle), qui l’imposa en héros fougueux et romantique de toute une génération.
Remonter aux origines de Paul Dédalus
Mais Arnaud Desplechin ne souhaitait pas seulement donner une banale suite au personnage. Avec son nouveau film, Trois souvenirs de ma jeunesse, il voulait remonter aux origines de Paul Dédalus, explorer son enfance et son adolescence selon le modèle typiquement hollywoodien du prequel. Il chercha donc d’autres jeunes acteurs pour incarner Paul et, au terme d’un casting rapide, jeta son dévolu sur Antoine Bui, 14 ans, et Quentin Dolmaire, 20 ans, deux comédiens amateurs dénichés dans des cours de théâtre parisiens. Mathieu Amalric, lui, interpréterait le Paul Dédalus âgé dans quelques scènes, bouclant ainsi un portrait à trois voix du même personnage.
“C’est très beau, l’idée d’Arnaud de faire exister Paul à travers plusieurs âges de sa vie, de l’incarner par différents corps, note l’acteur, qui aimerait passer le relais à ses jeunes complices. J’espère qu’ils pourront vivre ce que j’ai connu grâce à Comment je me suis disputé… C’est ce film qui m’a inventé. En voyant Arnaud travailler avec autant d’humour, de curiosité, de croyance dans le cinéma, j’ai compris à l’époque ce qu’être acteur signifiait.”
L’histoire de Mathieu Amalric et de Paul Dédalus débute en réalité à l’aube des années 90. Le comédien avait alors 26 ans et multipliait les jobs de régisseur ou d’assistant à la mise en scène, tout en réalisant ses premiers courts métrages. Un soir d’hiver, il croisa Arnaud Desplechin dans les couloirs de l’Idhec, l’ancêtre de la Fémis, où le cinéaste finalisait le montage de son film La Vie des morts. Les deux hommes sympathisèrent, et très vite Arnaud saisit le tempérament d’acteur inexploité de Mathieu : “Il m’avait vu dans un court métrage et m’a proposé de passer un casting pour un premier rôle de son film La Sentinelle, rembobine le comédien. Ça n’a pas marché, mais j’ai fait quelques scènes et puis il m’a rappelé pour Comment je me suis disputé…”
Le rôle de Paul Dédalus a lancé la carrière de Mathieu Amalric
Sans aucune expérience, Mathieu allait s’essayer au jeu, apprendre “la boule au ventre” des dizaines de pages de scénario pour incarner ce fameux Paul Dédalus, un jeune thésard en philo engagé dans une histoire d’amour suffocante avec sa muse Esther. Son interprétation du rôle lancera sa carrière, et lui vaudra un César du meilleur espoir masculin en 1997.
Depuis lors, Mathieu et Arnaud ne se sont plus jamais quittés, le premier devenant une sorte d’alter ego du second, apparaissant dans presque tous ses films. Paul Dédalus lui non plus n’était jamais très loin, telle une réminiscence dont l’écho se faisait sentir à chaque nouveau projet du duo. “Il y a sans doute un peu de Paul dans mes rôles de Rois & reine ou d’Un conte de Noël, note Mathieu Amalric, qui voit le personnage comme un double fictif du cinéaste. Paul Dédalus est un prétexte à partir duquel Arnaud peut déployer tout son goût du romanesque. Il se protège en quelque sorte avec ce personnage qu’il a inventé il y a vingt ans, et à travers lequel il peut s’exprimer, sans que l’on se demande s’il raconte sa propre jeunesse ou ses propres souvenirs. Truffaut faisait la même chose avec Antoine Doinel. C’est plus pratique, et protecteur, que l’autobiographie.”
Quentin Dolmaire interprète Paul Dédalus en jeune homme
“Arnaud est trop pudique pour parler de lui-même, confirme Quentin Dolmaire, l’interprète du Paul Dédalus en jeune homme. Quand j’ai lu le scénario, je croyais que le film était très personnel et intime, mais en débarquant sur le tournage j’ai vu que c’était plus compliqué. En vérité, Paul Dédalus ressemble à Mathieu, qui lui-même ressemble à Arnaud. C’est une fabrication autobiographique mystérieuse, secrète, à laquelle j’ai peut-être aussi un peu participé.”
A seulement 20 ans, et sans autre expérience que ses leçons de théâtre au Cours Simon à Paris, Quentin Dolmaire ne s’était jamais imaginé appartenir un jour à cette célèbre mythologie du cinéma français, dont il ignorait tout. Pas vraiment cinéphile, ni très attiré par une carrière d’acteur dramatique (ses héros sont Alexandre Astier et Courtemanche, parce qu’il “adore l’humour cartoon”), le jeune homme est arrivé sur le tournage de Trois souvenirs de ma jeunesse complètement vierge, sans filet. “Quand j’ai enfin compris qui était Arnaud Desplechin, ce qu’il représentait, je me suis pris un bon coup de stress, dit-il. J’ai vu tous ses films, et j’ai tenté d’imiter la gestuelle de Mathieu Amalric pour me protéger. Mais Arnaud, lui, ne voulait pas que l’on soit dans le mime : il ne m’a même pas demandé de voir Comment je me suis disputé…, et l’on n’a jamais parlé de Paul Dédalus. Il voulait juste que je regarde Baisers volés de Truffaut pour m’inspirer du jeu désincarné de Jean-Pierre Léaud.”
Antoine Bui incarne Paul Dédalus enfant
“Arnaud se moquait de la ressemblance physique, il était en recherche de nouvelles personnalités”, poursuit Antoine Bui, le jeune passionné de théâtre et cinéphile précoce (il cite Kubrick en référence) qui incarne Paul Dédalus enfant.
C’est là l’une des opérations les plus mystérieuses du film : sans vrais liens physiques, ces trois acteurs d’âges et de sensibilités différents interprètent Paul Dédalus dans une harmonie sidérante. “Tout vient du débit, assure Mathieu Amalric, qui n’a eu presque aucun contact avec les autres acteurs pendant le tournage. C’est la langue, le texte d’Arnaud qui créent une continuité entre les comédiens.” Antoine Bui, très lucide malgré son jeune âge, y voit, lui, le résultat de la méthode à la fois libre et ultraprécise d’Arnaud Desplechin. “Il nous demandait de lui proposer des choses, de nous exprimer, et pourtant il tirait les ficelles à chaque instant par des petits détails. Il voulait que l’on ajoute un minuscule geste ou que l’on prenne des intonations particulières qui pouvaient bouleverser la scène et notre interprétation, sans même que l’on en soit conscients.”
Mais qui est vraiment Paul Dédalus ?
Et ce lien palpable entre les acteurs est d’autant plus étrange qu’aucun de ses jeunes interprètes ne s’accorde vraiment sur la définition du personnage. Pour Quentin Dolmaire, Paul Dédalus est “un jeune péteux”, dont il aime l’esprit de contradiction : “Un mec capable de passer d’une grande envolée intello à un truc très trivial.” Pour Antoine Bui, c’est plutôt un enfant trop peu ou mal aimé, qui se constitue auprès de ses amis une nouvelle famille.
Personne ne semble en mesure de dire qui est Paul Dédalus, ni ce qu’il veut vraiment, mais tous savent à l’inverse ce qu’il refuse : vivre médiocrement, passer à côté de ses désirs, regretter ses premières amours. “C’est la volonté qui triomphe chez Paul Dédalus, observe Quentin Dolmaire. Il a une exigence de vie sans limite, notamment dans son couple.” “Plus de trente ans après sa première rencontre avec Esther, son amour, son chagrin et sa fureur sont encore intacts, poursuit Mathieu Amalric. Arnaud ne raconte pas un élan nostalgique dans Trois souvenirs de ma jeunesse. Il ne dit pas que les passions s’étiolent, qu’on savait aimer lorsqu’on était jeunes mais qu’on a fini par oublier. Il dit exactement l’inverse. Son film donne envie d’aimer à nouveau, d’écrire des lettres, de ne plus se protéger, de foncer sur les murs.”
Dans le futur, l’acteur n’exclut pas totalement de reprendre son rôle de Paul Dédalus pour un dernier tour de piste. Il a même un début d’idée : “Je nous verrais bien avec Esther, trente ans plus tard, deux vieillards qui se retrouvent et se disent leurs vérités, se déchirent et s’aiment à la manière de Sarabande de Bergman. Je suis sûr qu’Arnaud a encore d’autres histoires à raconter. Une saga à finir…”
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