Envoyé spécial à Cannes, Bruno Deruisseau prend la température du Festival. Dans ce premier article, récit de la première nuit sur la Croisette, il s’interroge sur le sens de la fête dans le contexte de la Tribune d’Adèle Haenel, croise Depp dans l’escalator et s’enivre sur le dancefloor du Vertigo.
Dissonance cognitive, le diagnostic a été posé par le docteur F, également DG du Festival de Cannes pour expliquer l’attitude d’Adèle Haenel, autrice il y a quelques jours d’une profession de perte de foi dans le cinéma français qui est dans toutes les têtes au moment de débuter la quinzaine. Mais docteur F se trompe, non seulement en voulant mainsplainer l’actrice de son savoir en psychologie qu’on ne savait pas si fourni, mais surtout en se méprenant de patient·e. Celles et ceux qui en souffrent, ce sont nous, les festivalier·ères qui nous sentons concerné·es par les combats de l’actrice, mais qui sommes quand même venu·es à Cannes cette année, pour participer à la grande orgie du cinéma français.
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À chacun·e de se s’arranger avec lui ou elle-même pour substituer à une politisation de l’arrêt, une politisation de la continuation de sa participation à cette grosse machine. Mais le docteur F ne nous a pas rendu la tâche facile en plaçant dès l’ouverture du Festival la Du Barry, dans un film qui tient autant de l’egotrip de haute couture que du tir au bazooka sur le féminisme, la pensée woke, la cancel culture, les révolutionnaires d’hier et d’aujourd’hui, bref sur tous·tes celles et ceux qui s’insurgent contre l’ordre établi. Cette déclaration de guerre filmique le dit bien dans ses derniers instants, chacun·e doit “choisir son camp”.
Le sens de la fête
De Paris, la colère gronde. Sur Instagram où j’ai publié ma liste des films les plus attendus du festival, une amie m’a écrit : “si tu croises Johnny tu lui lances un petit crachat pour oim merciii”. Ironie du sort, lorsque je remonte l’escalator pour me rendre à la projection presse de Jeanne du Barry qui commence après la projection officielle, il est juste derrière moi. Il s’est manifestement éclipsé de la salle dès le début, un verre à la main et serti de quatre montagnes musculeuses. Désolé A, pris de stupeur, je n’ai pas osé lui transmettre ton crachat. J’ai dû m’asseoir, atteint d’un pic de dissonance cognitive.
Dans un tel contexte, quel est le sens de la fête chez les Versaillais du septième art ? Comment surmonter le diagnostic du docteur F ? En se rappelant que, malgré le verni d’opulence auquel on nous laisse encore avoir accès, nous, la presse, faisons partie du tiers état et que pour remplir la tâche qui nous incombe, on doit pouvoir se réunir pour échanger sur les films, quitter la solitude des écrans de travail et de cinéma et se parler de notre dissonance cognitive, de la façon dont on se débat avec et de la suspendre en instant, danser, se saouler, parler d’autres choses, pour mieux la réembrasser le lendemain. Cette sociabilité typiquement cannoise (on a des ami·es ou des amours de Cannes comme on a des ami·es ou des amours de vacances), qui se déploie dès la montée dans le TGV, et dont les prémices se sentaient déjà dans les “on se voit à Cannes” lancés dès fin mars pour les plus hardi·es, ne pousse que sur le terreau de la nuit.
Rendez-vous au Vertigo
Après un rapide passage devant les écrans du Palais où est diffusée la standing ovation au duo Maïwenn-Depp et un second pic de “DS”, la soirée commence par le pot de L’Amour fou de Rivette, l’autre film de ce premier jour, chez le distributeur Les Films du Losange. Entre les blagues plus ou moins de bon ton : “être hors sol, c’est pour les tomates”, les grandes déclarations : “la critique est en train de se repolitiser” et les questionnements existentiels : “Tu penses quoi des critiques qui parlent de leur plume ? Moi j’ai toujours trouvé ça un peu obscène”, la lettre d’Adèle Haenel est sur toutes les lèvres. Certaines s’entrouvrent pour nous murmurer qu’elles nous le promettent, ça va barder pendant ce Festival, que la noblesse et le clergé soient sur leurs gardes.
L’amour fou, certain·es le vivent, d’autres le miment ou l’imaginent, mais d’aucun·e vont encore le chercher au club Le Vertigo, rare lieux de mixité cannoise où les oiseaux de nuit, queer et allié·es, se donnent rendez-vous chaque soir. Drame : on nous annonçait sa fermeture il y a quelques mois. Joie : on apprend sa réouverture le jour de notre arrivée. Il s’est seulement déplacé de quelques mètres dans la même rue.
Toujours administré par FFM, fondateur de la Queer Palm, et son équipe, il en reprend le même programme spatiotemporel : un club ouvert de minuit au petit matin, tout en longueur et ponctué par une piste de danse où se produit à 2h un show drag. Les habitué·es étaient là pour l’opening, mais par égard pour le deuil que nous portons tous·tes du précédent lieu, on y a passé une première soirée sur la réserve, encore timide. Mais on sait déjà que nos semelles s’y useront et que nos esprits et nos corps s’y échaufferont. Le Vertigo est mort, vive le Vertigo !
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