Trois après leur dernier passage en compétition pour “Le Jeune Ahmed”, les réalisateurs belges dévoilent un film émouvant sur deux jeunes exilés béninois.
Une adolescente noire, face caméra, répond à des questions précises qu’on lui pose hors-champ sur son enfance, l’établissement scolaire qu’elle fréquentait dans son pays d’origine, le nom du directeur, etc. Elle répond maladroitement, a oublié, hésite… Et finit par faire une crise d’angoisse. L’entretien prend fin, provisoirement. La femme qui l’interrogeait, le spectateur avait fini par le deviner, est une enquêtrice de l’immigration qui cherche à sa savoir si Lokita (la jeune fille) est bien la soeur du jeune Tori, qui lui a obtenu des papiers.
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En réalité, Lokita ment. Mais Tori et elle, qui vivent dans un foyer d’accueil, sont liés par une amitié indéfectible, et quand Lokita perd confiance, le solide Tori, malgré ou grâce à son jeune âge, est toujours là pour la soutenir et pour lui faire répéter les réponses qu’elle devra donner à l’immigration. Pour s’endormir, ils se chantent une berceuse. Mais il n’y a pas que ça. Lokita et Tori, pour pouvoir envoyer de l’argent à la famille de la première, livrent certains soirs de la drogue pour le compte du cuistot d’un restaurant italien, qui viole Lokita quand Tori est parti.
Patience extrême
Il aura fallu moins de dix minutes pour que les Dardenne posent leur récit avec une facilité, une simplicité et une efficacité redoutables : deux jeunes exilés sans famille, perdus dans une grande ville de Belgique, qui cherchent à s’en sortir.
C’est d’abord ce qu’il faut dire : les frères Dardenne, redoutables raconteurs, travaillent infatigablement à aller au plus vite, pour aider le spectateur à comprendre vite, dans les interstices du scénario, dans les ellipses, les hors-champs, par lui-même. Mais sans doute aussi pour une raison précise : empêcher ce même spectateur d’intellectualiser, ou même d’avoir le temps de juger les personnages ou de s’apitoyer sur leur sort, car eux (les personnages et les Dardenne) ne le font pas.
Ensuite, Lokita va bientôt se retrouver enfermée dans un labyrinthe, décrit avec une patience extrême, du temps, pour le coup, parce que c’est important : une usine à cannabis implantée en pleine cambrousse, loin de tout, où, seule et coupée du monde, elle devra entretenir les plants. C’est à ce prix, soi-disant, qu’elle pourra obtenir de faux-vrais papiers. Mais Tori est malin, et va retrouver sa trace. Parce que Lokita sans Tori ou Tori sans Lokita, ce n’est pas possible. Et pourtant.
Complexe
Nous ne raconterons pas la fin, mais là encore, les Dardenne, lapidaires, ne se lamentent pas, ne s’apitoient pas. Comme Rossellini (l’une de leurs grands références), ne s’apitoyait pas sur le sort des partisans italiens noyés par les Allemands, dans Païsa.
Alors, comme toujours, certains continueront à faire la fine bouche, et l’on continuera à entendre des humoristes se moquer du cinéma des frères Dardenne, le décrire comme misérabiliste, lent, larmoyant. Tout cela est faux, un gros cliché idiot, et ne prouve qu’une seule chose : que ces gens ne “voient” pas les films des frères Dardenne, ou qu’ils les voient avec des lunettes de cynisme. Qui n’a pas place ici. Mais on s’en fout. C’est bouleversant, simple comme bonjour, donc très complexe à réaliser. Chapeau bas, Messieurs Dardenne.
Tori et Lokita de Jean-Pierre et Luc Dardenne, avec Pablo Schils, Joely Mbundu et Alban Ukaj, présenté en compétition au festival de Cannes, sortie au cinéma le 28 septembre 2022
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