Ahurissant retour en force des réalisateur·trices de “Léviathan” qui signent une œuvre hors normes captée dans les entrailles du corps humain.
Le nouveau docu de Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor arrive tout désigné dans le rôle du “choc du festival”, catégorie charcuterie – là où Ruben Ostlünd se serait schématiquement acquitté de la catégorie “satire de notre société qui part à vau-l’eau”–. C’est évidemment réducteur. Mais il faut bien reconnaître que le film, principalement conçu à partir d’images d’endoscopie (nom générique pour toutes les techniques médicales d’introduction de caméras dans le corps), a de quoi tournebouler quelques estomacs. Sa première restera dans les annales de la Quinzaine, avec sièges qui claquent (pas forcément par hostilité : juste des “désolé, moi je peux pas”), contorsions, mains à moitié devant les yeux, empoignades d’avant-bras fébriles et solidaires (“je reste si tu restes !”), et rires également, car le film est souvent drôle.
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La caméra va donc plonger impitoyablement dans la chair. Parfois on voit ce qu’elle voit (l’intérieur d’un intestin, d’une bouche, d’un cœur), accompagnée des petites pinces qui attrapent ceci, incisent cela, poussent, déplacent, recousent. Parfois on voit son introduction dans des trous, et cela fait mal (dans une verge, par exemple). Parfois on reste à l’extérieur, et cela fait mal aussi (une opération de l’œil). Souvent on entend par-dessus la voix des médecins, commentant leurs gestes mais aussi discutant de choses et d’autres, de la crise hospitalière, de leurs propres problèmes de santé (“Dieu me préserve des chirurgiens de malheur !”, dit l’un) et de “tailler le bout de gras”, littéralement.
Désacraliser la chair
Le film est renversant, tout à la fois comme fabrique de sensations et comme fabrique d’images. Sensations, car on a souvent l’impression qu’il nous touche (au sens du toucher), nous prolonge comme un membre fantôme, se déplace à l’intérieur de nous – le réflexe d’agripper la partie de notre propre corps mise en charpie à l’écran revient souvent. Images, car l’idée motrice est évidemment d’explorer les perspectives de picturalité incroyables du corps humain, sorte de toile abstraite et vivante, fluctuante, qui semble se peindre toute seule.
Il reproduit d’une certaine manière le geste de Léviathan, filmé sur un chalutier par les mêmes cinéastes en 2011 : désacraliser totalement la chair, par un déversement de viande aux proportions dantesques (c’est d’ailleurs toujours un peu un voyage en enfer) et par des prises de vue impensables, extraterrestres ; et la resacraliser depuis le tréfonds de ces entrailles, relancer depuis la mer de sang et de viscères une mystique du corps, indéfinissable mais bel et bien là, notamment dans une cinglante scène finale de pot de départ (sur fond de I Will Survive) qui refait carrément la Cène en pleine bacchanale.
De Humani Corporis Fabrica de Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor, présenté à la Quinzaine des Réalisateurs au festival de Cannes.
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