« Le Livre d’image » apparait comme un nouveau chapitre de ses « Histoire(s) du cinéma » : un (dé)montage furibard et puissamment poétique pour dire l’état de l’impérialisme occidental et du monde arabe. Godard plane toujours loin au-dessus (ou à côté) des autres cinéastes.“Le livre d’image” de Jean-Luc Godard est une merveille d’invention, un essai filmique aussi virulent que bouleversant.
Ces dernières années, à chaque nouveau Godard, on craint la redite, le radotage, le film de trop. Et à chaque fois, le vieux yoda sibyllin du cinéma nous sidère par sa puissance d’invention, sa force poétique et politique, sa capacité à épuiser toutes les possibilités du cinéma pour en extraire des objets à nul autre pareils.
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JLG nous confronte une nouvelle fois à la violence des hommes
Et pourtant, redite il y a en partie tant ce Livre d’image apparait comme un nouveau chapitre aux Histoire(s) du cinéma ou un nouvelle perle du collier constitué par ses derniers films. Ainsi, JLG nous confronte une nouvelle fois à la violence des hommes, à leur propension inextinguible à guerroyer et massacrer, à l’horreur impérialiste (essentiellement américaine), à cette Europe décevante qui s’est faite vassaliser par les Etats-Unis, à l’horreur nazie – cette dernière étant une obsession godardienne que le cinéma aurait loupé, encore présente ici même si c’est de façon fugace, ou quasi-subliminale avec cet extraordinaire chapitre consacré aux… trains. Il ressasse donc ses grands et beaux soucis et le fait selon cette même méthode du démontage et remontage infini de mille fragments de peinture, de cinéma, d’actus télévisées, de textes, de livres, de vidéos internet, de voix off (le plus souvent la sienne, de plus en plus sépulcrale), alternant dans un crépitement incessant images sans son, sons sur écran noir, images et sons désynchronisés, voix se chevauchant, phrases inachevées s’abimant dans le silence ou le brouhaha, images arrêtées, fondus et surimpressions, malaxage des couleurs, tantôt intensifiées, tantôt cramées, jeux avec la stéréo…
Le problème de JLG n’est pas de type grec mais de type geek
Bref, c’est un feu d’artifice total de toutes les possibilités techniques offertes par les technologies anciennes ou actuelles auquel se livre Godard, tel un enfant qui déboite et reconfigure ses nouveaux jouets, tel un professeur Tournesol qui se livre à toutes les expériences (le local de travail de JLG saturé d’écrans et d’ordinateurs de toutes sortes ressemble à un labo de savant de cinéma génial et fou), tel un travailleur manuel du cinéma puisque « l’homme pense avec sa main et ses cinq doigts » (citation de mémoire du Livre d’image), tel un dj maître du scratch et du sampling. On pourrait croire que Godard s’inspire de toutes les formes actuelles (gifs, mèmes, samples…) mais c’est en réalité tout le contraire : c’est Godard qui a tout inventé. Le problème de JLG n’est pas de type grec mais de type geek, car c’était lui le premier geek mais (presque) personne ne lui reconnait ce statut.
Alors redite, certes, ou « remakes » comme le formule le premier chapitre de ce nouveau film, mais avec lui, le remake n’est jamais exactement redite, il est toujours créatif, novateur, pourvoyeur d’émotions virginales. Et puis, au contraire de la redite, l’Arabie heureuse, chapitre inédit du Livre d’image en regard des précédents films (même si Godard s’est maintes fois penché sur la question palestinienne), retour de balle godardien au service actu de ces dernières années. C’est le passage le plus apaisé du film, celui où un récit se déploie sur une certaine durée sans être trop malmené par la fureur déconstructrice de DJ Godard.
Nostalgie du paradis perdu d’un monde apaisé et tranquille
Ce récit est emprunté à un livre d’Albert Cossery, La Violence et la dérision (1964), et met en scène un leader assoiffé de pouvoir et de conquête (Ben Kadem), un révolutionnaire imposteur (Shaat), et de simples hommes du peuple (Tarek, Hicham et Samantar). Samantar est un sage, qui prône la préservation de « la majestueuse tranquillité du paysage » : la mer, la lumière, un bout de plage, une modeste maison peuvent suffire au bonheur des hommes. A travers Cossery et l’Arabie heureuse, Godard regrette non seulement la façon dont le monde arabo-musulman a été mal traité par l’Occident et mal regardé par les médias (pétrole, islamisme, terrorisme…) mais il semble plus globalement nostalgique du paradis perdu d’un monde apaisé et tranquille, attentif aux beautés disponibles (et gratuites) de la nature plutôt qu’à la conquête d’argent, de gloire ou de pouvoir. Non, ou la vaine gloire de commander. Entre la dénonciation furibarde de la fureur des hommes de pouvoir et le silence de Bécassine, entre l’ivresse destructrice des monarques et l’humble sagesse des peuples, entre la violence du monde tel qu’il est et l’apaisement du monde tel qu’il aurait pu être, Le Livre d’image (et de sons !) trouve sa beauté convulsive, secouante, opaque, galvanisante, magnifique.
Le Livre d’image, de Jean-Luc Godard (Fr., 2018, 1h34),
Sélection : Compétition officielle
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