Les luttes interraciales, les ados en dérive, la finance… Le cinéma, en 2016, garde les yeux rivés sur l’état du monde.
American Honey d’Andrea Arnold
avec Shia LaBeouf, Sasha Lane, Riley Keough (Grande-Bretagne)
Sélection officielle, en compétition
“American Honey”, c’est le titre d’une pop-song mielleuse du groupe Lady Antebellum, un hymne pour l’Amérique blanche et bigote qui connut son petit succès en 2010. Et c’est aujourd’hui le même titre que reprend ironiquement Andrea Arnold (Fish Tank) pour son nouveau film, un road-movie fascinant qui explore la face B du pays d’Obama et vient un peu réveiller la compétition officielle.
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Embarquée pendant près de trois heures dans une camionnette sur les routes de l’Americana rurale, la cinéaste raconte les misères d’une bande d’ados marginaux filmée telle une meute de loups à la tête de laquelle règne un hors-la-loi flamboyant (Shia LaBeouf).
https://youtu.be/qOX1IaFV4mM
La force du film, outre sa photogénie hypersensuelle, qui délaisse très vite les ornières naturalistes au profit d’un torrent d’images pulsatiles et tripées, tient dans son portrait singulier d’une jeunesse américaine encore peu documentée. Ici, Andrea Arnold filme la génération d’après Larry Clark, celle d’après le sida, le punk et la colère. Elle met en scène une jeunesse hébétée, flottante, sexuellement et psychologiquement indéterminée. La jeunesse du trap, en somme, ce courant froid du rap issu d’Atlanta qui scande le film telle une ritournelle incessante et lui donne son flow envoûtant, vénéneux, absolument irrésistible. “Can make you lose your mind”, répète la chanson. RB
Loving de Jeff Nichols
avec Joel Edgerton, Ruth Negga, Marton Csokas, Nick Kroll, Terri Abney, Alano Miller (Etats-Unis)
Sélection officielle, en compétition
Le destin sait parfois se faire blagueur (ou poète, c’est selon). Comment par exemple expliquer autrement le fait que le mariage interracial qui rendit tous les autres possibles, dans l’Amérique encore très ségréguée des années 1960, fut célébré, puis interdit, et enfin légalisé, entre monsieur et madame… Loving ?
Loving v. Virginia, est ainsi le nom d’un célèbre arrêté de la cour suprême fédérale qui trancha en faveur de ce couple condamné, par leur Etat de naissance, la Virginie, à l’exil ou à la prison. Ils choisirent la première option, et c’est leur histoire que le magnifique cinquième long métrage de Jeff Nichols raconte.
Comme toujours, la principale qualité de ses héros est leur opiniâtreté. Remarqué dans Midnight Special en buddy loyal de Michael Shannon (qui ne fait cette fois qu’un caméo, mais très touchant), Joel Edgerton compose un personnage paradoxal : maçon têtu mais résigné, posant des parpaings de plus en plus petits à mesure qu’il se fait humilier (belle idée de mise en scène).
Amoureux de sa terre natale et de son épouse, sûr de son bon droit (“Ce n’est pas juste”, répète-t-il comme un mantra), il refuse le diktat du juge et s’échine à le contourner ; mais qu’il s’agisse de politiser son combat ou d’affirmer ses valeurs, il courbera systématiquement l’échine, face aux Blancs comme aux Noirs. Au contraire de son épouse (douce Ruth Negga, qui tient là son premier grand rôle), qui portera le combat au niveau fédéral grâce à un avocat des droits civiques.
Si son précédent film, Midnight Special, avait été comparé à Rencontres du troisième type de Spielberg, c’est cette fois à La Couleur pourpre qu’on pourrait penser. Sauf que Loving, tout en reprenant la thématique et certains motifs de son aîné, en constitue précisément l’inverse. Nulle emphase ni sentimentalisme ici, mais une mise en scène carrée, sèche, d’un classicisme rigoureux (presque trop) qui retient jusqu’au bout l’émotion, comme on retient des lévriers de course sur la ligne de départ. Le jour où il les lâchera pour de bon, il n’y aura pas grand monde pour concourir. JG
Rester vertical d’Alain Guiraudie
avec Damien Bonnard, India Hair, Raphaël Thiéry, Laure Calamy (France)
Sélection officielle, en compétition
Malgré son titre, le nouveau film d’Alain Guiraudie débute par le plan horizontal d’une route, filmée depuis le volant d’une voiture. Plus tard, l’horizontalité réapparaîtra de façon récurrente à travers la ligne d’horizon d’un causse, d’un port, d’une rivière archétypale qui prend sa source chez Moïse et chez Charles Laughton. Rester vertical, rester un humain face à l’horizontalité de la nature et des plans larges.
Léo, un cinéaste approchant la quarantaine, croise une jolie bergère (excellente India Hair, beauté et bonté campagnardes). Ils discutent boulot, font l’amour, puis un enfant. Par petites touches, Alain montre que Léo n’est pas sûr de son désir, qu’il est susceptible de bander aussi parfois pour les hommes. Rester vertical, rester en érection, en éveil de désir, en vie quoi.
Le couple, l’amour, la créativité ne suffisent pas à nourrir son homme, son enfant. Il faut faire avec la société, ses lois économiques, sociales. Les loups dévorent les moutons, les finances bouffent ceux qui ont besoin de souffler, de réfléchir, de se poser des questions. Ce monde n’est pas fait pour les indécis, les hésitants, les bergers qui gambergent.
https://youtu.be/EVBV53kq7gc
Tous les paléontologues le confirmeront, ce qui a un jour distingué l’espèce humaine de l’espèce animale, c’est la position debout. Tous les historiens, politologues, jusqu’aux noctambules actuels de la place de la République le confirmeront, ce qui distingue le sujet libre de l’esclave, c’est la position debout – fièrement et fermement debout.
Un jour, une nuit, Léo doit affronter les loups. Superbe duel métaphysique final où il s’agit de sauver ses moutons, son bébé, sa dignité retrouvée de père et d’homme libre. Rester vertical, résister à tout, aux loups (du causse ou de Wall Street), ne pas courber l’échine, rester un humain.
Alain Guiraudie reste lui aussi bien droit dans ses bottes de cinéaste. Avec ce premier pic de la compète, il gagne en ampleur tranquille, en intensité inquiète, en beauté dépouillée, travaillé par de puissants échos de western comme par d’éternels et archaïques mythes bibliques. Sûr de son cinéma mais en questionnement permanent sur l’état du monde et sur les possibilités qu’ont les hommes d’y remédier. SK
Transfiguration de Michael O’Shea
avec Eric Ruffin, Aaron Clifton Moten, Chloe Levine (Etats-Unis)
Un certain regard
On est d’abord frappé par le comédien principal, Eric Ruffin, jeune et noir : son corps râblé, ses yeux et son visage ronds, son regard désaffecté, son style économe et introverti impriment d’emblée l’écran. Il est ici Milo, un jeune vivant avec son grand frère (les parents sont décédés) dans une banlieue ghetto comme il en existe des milliers aux Etats-Unis et dans le monde. Mais Milo est à l’évidence différent : il n’a pas de copains, se fait chahuter par la bande qui traîne en bas de chez lui, semble ne rien ressentir à un âge où, normalement, les hormones sont en feu.
Surtout, la nuit, Milo commet des crimes très sanglants, sans paraître non plus y prendre un quelconque plaisir. En fait, comme dans le Only Lovers Left Alive de Jarmusch, Milo est un vampire, un vampire en jeans et baskets qui ressemble à n’importe quel jeune du coin de la rue. Belle idée que d’avoir fondu ensemble deux mythologies, celle imaginaire des suceurs de sang et celle réaliste de la jeunesse ethniquement minoritaire, tricotant ainsi toutes passerelles communes à ces deux “espèces” réprouvées, de la métaphore sexuelle au séparatisme irréductible d’avec le monde normé des adultes plus communément appelé “société”.
Michael O’Shea signe un film de vampire “réaliste”, tenu, dépourvu de frime, ancré dans l’urbanisme américain d’aujourd’hui, sans gousses d’ail ni château transylvanien, ni incompatibilité avec la lumière du jour, porté par les remarquables Eric Ruffin (petit bloc marmoréen) et Chloe Levine (toute en séduction et fantaisie). SK
Money Monster de Jodie Foster
avec George Clooney, Julia Roberts (Etats-Unis)
Sélection officielle, hors compétition
C’eut été le cast le plus glam circa 1997 : George Clooney (en présentateur-trader) et Julia Roberts (en réalisatrice d’un show TV), filmés par Jodie Foster, dans un thriller médiatico-boursier. Manque de bol, on est en 2016 : la crise financière est déjà passée (elle repassera, certes), Occupy Wall Street a plié ses tentes depuis belle lurette (pour les déplier ailleurs, certes), plus personne ne regarde la télévision (mais le spectacle n’est pas moins obscène, certes), et, comment dire, le casting n’est plus très bankable. En somme, le film est en retard. Très en retard. Et c’est peut-être, paradoxalement, ce qui le sauve.
Pris dans une drôle de nasse temporelle, il semble essayer par tous les moyens de raccrocher ses frêles wagons à la modernité – trading haute-fréquence, téléréalité, complot, hacking, tout y passe dans ce scénario branlant et néanmoins plausible à l’heure où des types publient leurs selfies avec des preneurs d’otages depuis un avion, tout en reconnaissant, en creux, ne pas en avoir grand-chose à faire.
“Aujourd’hui tout va très vite”, entend-on au début du film. Or Jodie Foster n’a qu’une envie : ralentir la cadence. D’où le choix de Clooney et Roberts, touchants à force d’être ringards, intéressants dès lors qu’ils se construisent une petite bulle d’intimité au creux de l’oreillette qui les relie tandis qu’autour d’eux le monde, benoîtement observé par la cinéaste, perd les pédales. Entre le film creux et le film en creux, la frontière est parfois mince. Celui-ci se tient exactement sur la crête. JG
The Nice Guys de Shane Black
avec Russell Crowe, Ryan Gosling, Angourie Rice, Kim Basinger (Etats-Unis)
Sélection officielle, hors compétition. En salle
Shane Black écrivant et réalisant un buddy-movie produit par Joel Silver, c’est un peu comme la réunion de Simon and Garfunkel pour un nouvel album : ça fait plaisir aux fans, ça remplit les tiroirs-caisses, mais ce n’est pas très exaltant.
Onze ans après l’excellent Kiss Kiss Bang Bang, le mythique duo à l’origine de L’Arme fatale, Predator ou Le Dernier Samaritain revient donc avec ces Nice Guys, sympas certes, mais quelque peu arthritiques. Russell Crowe, dans une composition – et un scénario – très proche de celle qui l’a rendu célèbre en 1997, L. A. Confidential, surjoue le gros dur au grand cœur.
Plus convaincant en détective punching-ball, Ryan Gosling s’épanouit dans sa veine comique (après Crazy Stupid Love et The Big Short) et offre au film ses meilleurs moments. Ce n’est pas tant que cette histoire de complot et corruption dans la florissante industrie du X californienne des 70’s soit atroce ou cynique, mais elle déçoit constamment par son manque d’inventivité. Tout ce petit monde paraît las, réduit à en faire le minimum pour amuser la galerie. JG
Toni Erdmann de Maren Ade
avec Peter Simonischek, Sandra Hüller (Allemagne)
Sélection officielle, en compétition
Oh, le beau film ! Sur le papier, rien que de plus classique : un père vieillissant qui se désole de ce qu’est devenue sa fille, une femme d’affaires impitoyable. Et on le devine très vite : le film va nous montrer comment ils vont peut-être se rapprocher.
Le père est un blagueur, et Ade nous le montre ainsi dès la toute première scène du film. Il se balade partout avec un dentier de farces et attrapes dans sa poche de veste, et s’en affuble dès qu’il a envie de monter un canular, se créer un personnage, s’amuser et amuser les autres. Il appartient à cette génération d’Allemands qui ont inventé l’écologisme, il est prof de musique dans un collège, il a les cheveux longs.
Le personnage de la fille, Ines, est une killeuse. Les scènes de négociation, de tentative de manipulation des clients sont montrées avec un luxe de détails, à la fois impressionnant et glaçant : Toni Erdmann n’est pas qu’une petite comédie père-fille et est impitoyable avec le monde du libéralisme sauvage.
Le père a donc le beau rôle, et l’acteur qui l’incarne (Peter Simonischek, un grand acteur autrichien inconnu chez nous), proprement génial, aussi. Son but, très clair et pourtant jamais explicité : retrouver sa fille, sa “spaghetti”, la remettre sur le chemin de la vie, de l’humour, de l’humanité.
L’actrice Sandra Hüller, toute coincée au début dans un rôle peu sympathique, et dominée par le monstre Simonischek, va bientôt faire montre d’un abattage incroyable, qui arracha des applaudissements au public dans une scène époustouflante où elle interprète une chanson de Whitney Houston, accompagnée par son père au synthé. Le film est par moments hilarant, mais aussi d’une grande générosité pour ses personnages, ses acteurs, le public. Nos prix d’interprétation sont déjà attribués. JBM
Mademoiselle de Park Chan-wook
avec Kim Min-hee, Ha Jung-woo, Kim Tae-ri (Corée du Sud)
Sélection officielle, en compétition
Ce thriller érotique construit à la Rashomon (une histoire, trois points de vue) ne changera pas notre curseur perso au sujet de Park Chan-wook : faiseur roublard plutôt que grand cinéaste. Mademoiselle est un film en costumes (époque : le milieu du siècle dernier) qui agite un trio infernal composé d’une riche héritière, d’un faux aristo/vrai marlou qui envoie sa copine comme fausse domestique au service de la première : le but, manipuler la princesse et la convaincre de se laisser épouser pour capter l’héritage. Un substrat “lutte des classes” saupoudré de la rivalité entre Japon et Corée alors en guerre.
Au cours du film, on s’aperçoit que chacun des trois protagonistes manipule les autres (façon Leone ou Tarantino) et que le vrai courant affectif circule entre les deux femmes. Un peu Empire des sens soft et boursouflé, un peu Vie d’Adèle asiatisé, un peu Rebecca coupé au thé vert, un peu Liaisons dangereuses au saké, Mademoiselle déploie laborieusement un récit alambiqué et inutilement long.
Bien sûr, les responsables décors et costumes ont bien fait le job, les cadreurs et chef op aussi, mais Park Chan-wook est encore très loin de Hou Hsiao-hsien dans l’art de faire palpiter un plan et ne parvient pas à dépasser le stade du chic album d’estampes.
Sauf dans les scènes saphiques où, pour le coup, il réussit à émouvoir puissamment : doigt plongé dans une bouche pour soulager une dent douloureuse, 69 féminin, cunni dans la soie, clitos frottés l’un contre l’autre, turgescence des lèvres et des langues, autant de séquences aussi bandantes qu’élégamment filmées dans la grande tradition de l’art érotique asiatique. Ces enchantements doivent totaliser à vue d’érection environ une vingtaine de minutes. Eparpillées dans 2 h 20 à regarder les diaprures du décor et le lent débouclage d’un scénar qui peine à passionner. SK
Le BGG de Steven Spielberg
avec Mark Rylance, Ruby Barnhill, Penelope Wilton (Etats-Unis)
Sélection officielle, hors compétition
Du nouveau film de Spielberg, il y avait à la fois beaucoup à attendre et beaucoup à craindre. Les premières images dévoilées proposaient une sorte de quintessence, d’élémentaire spielbergien que le cinéaste n’avait jamais condensé aussi radicalement : une nuit, une orpheline est attirée par une lumière luisant au dehors ; elle se lève, puis prend peur ; la fascination se mêle de terreur, et enfin la ravit, dans les deux sens du terme (une main géante passe par la fenêtre et se saisit d’elle pour l’emporter au loin).
Ce ravissement, cette fameuse épiphanie du regard que tous les grands Spielberg ont mis en scène, est à la racine de la plus belle partie de ce BGG : celle que les deux personnages, la petite fille et le géant, partagent exclusivement. L’univers y semble alors dépeuplé : entre Londres et l’espace plus féerique du pays des géants, la rencontre de ces deux piliers du cinéma de Spielberg (l’enfant et le monstre, l’œil et l’objet de sa fascination) trouve ici un point de quasi-abstraction assez bouleversant.
Hélas, la seconde partie est beaucoup moins aimable, qui réactive plutôt la fibre enfantine et cracra du cinéaste (Hook, etc.) et montre aussi à quel point le roman de Roald Dahl était probablement plus burtonien que spielbergien. Le film entre alors dans un délire franchement grossier, à base de reine d’Angleterre et de concours de pets. Fibre bien connue du genre conte que son inclination pour le laid et la scatophilie : voilà pour le “beaucoup à craindre”, qui était donc en partie fondé. TR
Aquarius de Kleber Mendonça Filho
avec Sonia Braga (Portugal)
Sélection officielle, en compétition
C’est la deuxième fois en quelques semaines, après Everybody Wants Some!! de Richard Linklater, qu’un film débute lors de l’été 1980 et que ses personnages (moustachus pour les garçons) écoutent Another One Bites the Dust de Queen. Mais, contrairement à la chronique d’une fin d’été eighties de Linklater, le film de Kleber Mendonça Filho opère au bout de dix minutes un saut temporel brutal et nous voilà dans le même élégant appartement de bord de plage, mais au milieu des années 2010.
La séduisante jeune femme de la séquence liminaire est toujours séduisante mais déjà sexagénaire. Le temps a passé, la vie a changé. La ville aussi. L’immeuble rempli de vie du début est devenu un grand bâtiment désolé dont le personnage principal est la dernière habitante. Et face aux requins de l’immobilier qui tentent de l’expulser, l’occupante se lance dans un combat façon David contre Goliath. Goliath, ce ne sont pas seulement ces affairistes mafieux. C’est aussi la vie dans son principe d’entropie permanente, la transformation d’un monde par essence instable.
https://youtu.be/UvTsjd3hIug
Beau et mélancolique comme L’Avenir de Mia Hansen-Løve, porté par une éblouissante comédienne (Sonia Braga, star du cinéma brésilien des années 1970-80), Aquarius est un des films les plus élégants et gracieux qui soit sur le passage du temps et l’étonnement tranquille de voir que ce grand trou d’air que constitue l’expérience d’une vie approche déjà de la fin. JML
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