Penélope Cruz est à Cannes pour présenter le dernier Almodòvar, Etreintes Brisées. Dans une luxueuse suite, Jean-Baptiste Morain a pu rencontrer la star : il revient sur sa carrière et évoque avec elle son avenir (derrière la caméra ?).
Rencontrer une star est un sport de longue haleine qui demande la patience d’un sherpa : pour accéder à sa Grâce, il faut accepter de traverser une série de sas ritualisés. On vous pose d’abord pendant dix minutes dans la suite d’un hôtel 14 étoiles, puis on vous demande de monter par un petit ascenseur dans une autre, la « vraie », celle en tout cas où la star reçoit cet après-midi-là (on n’oserait certifier qu’elle y dort). Pour un peu, on vous demanderait de vous bander les yeux pour que vous ne puissiez pas retrouver votre chemin dans le dédale des couloirs du palace. Comme si ceux qui organisaient la vie de la star craignaient la violence du choc thermique entre l’imaginaire et le réel. A moins qu’il ne s’agisse de vous décontaminer du quotidien par étapes, de protéger la Bête (la Belle surtout) de la poussière de la rue qui s’est collée à vos basque(t)s. Il faut encore attendre dans un couloir – les domestiques vous regardent comme si vous n’aviez rien à faire là. Enfin une porte s’ouvre et vous vous retrouvez dans la cage (dorée), seul bientôt, face à l’animal : la réalité s’ajuste peu à peu aux images de celluloïd.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Penélope Cruz est fluette, brune, très jolie, les yeux entourés de noir, et vous attend, lointaine encore, toute petite au milieu d’un grand canapé blanc, assise pieds nus, jambes ramenées sous le corps, bras allongé sur le haut du canapé, très simple… Enfin ! Très Sagan, disons. Elle se lève et vous tend le bras et la main avec un sourire extrêmement poli.
Quand on interview pour la première fois une star, on se dit toujours qu’on arrive trop tard, la complicité est improbable (pas le temps d’établir la confiance, trop d’ambiguïtés). Penélope Cruz, on aurait aimé la rencontrer quand elle était figurante dans un clip du groupe Mecano, ou quand elle jouait dans son premier film, Jambon Jambon, de Bigas Luna en 1992, déjà avec Javier Bardem. Penélope est une fille du peuple (père garagiste, mère coiffeuse, rappellent en boucle les bios officielles). Elle n’avait que 17 ans. C’était une adolescente ravissante, avec une jolie pointe de vulgarité (le chewing-gum omniprésent), très libérée, et sa poitrine attisait tous les hommes, qui aiment tous – chez Luna c’est général – lui sucer les tétons. Penélope incarnait alors la nouvelle génération de femmes et d’actrices espagnoles. Elle semblait avoir intégré les acquis de la libération des mœurs qui avait suivi l’agonie sans fin de Franco et de son régime – cette Movida dont Pedro Almodovar était très vite devenue l’une des figures de proue. Penélope vit avec son corps, Sofia Loren espagnole, aimant les hommes et l’amour sans complexe, sans la provocation nécessaire à la génération d’actrices qui l’a précédée : Carmen Maura, Rossi DePalma ou Victoria Abril.
Et puis elle a enchaîné les rôles. Pas toujours pour le meilleur. Après quelques beaux films, avec Alejandro Amenabar par exemple : Ouvre les yeux (1997), où elle incarne l’objet du désir d’Eduardo Noriega avant d’être celui de Tom Cruise dans le remake américain du film, Vanilla Sky (2002). Elle apparaît pour la première fois chez Pedro Almodovar dans un petit rôle d’En chair et en os (1997), puis en nonne désirable dans Tout sur ma mère (1999). Hollywood, qui semble avoir déplacé son goût pour les acteurs italiens sur les acteurs ibériques et latinos (Antonio Banderas, Salma Hayek), l’appelle, comme elle appellera un peu plus tard Javier Bardem. Elle tourne un western avec Stephen Frears (Hi-Lo Country), Amour, piments et bossa nova… Dans Capitaine Corelli (2001), Nicolas Cage et Christian Bale rivalisent pour la conquérir. Mais elle n’est encore qu’une bombe latina. Elle enchaîne Fanfan la tulipe, Gothika, Sahara, Bandidas, dans un duo de choc avec Salma Hayek (2005). Mais c’est Pedro Almodovar, ce Pedro qui nous avouait qu’il se languissait d’elle quand nous l’avions rencontré il y a cinq ans, qui lui a donné ses plus beaux rôles à ce jour. Dans Volver, en mère courage, remourrées de partout, elle est Magnani et Loren réunies. Et dans Etreintes brisées, elle semble changer de rôle à chaque fois qu’elle change de tenue (plus de vingt fois !). On se souvient surtout d’elle quand elle imite Audrey Hepburn (« Je sais tout d’Audrey Hepburn et j’ai vu et revu ses films » explique Penélope en se cambrant soudain, nous rappelant qu’elle fut d’abord danseuse) ou Marilyn Monroe, mais on pourrait aussi ajouter Gene Tierney et d’autres (Linda Darnell ?), tant, à chacune de ses métamorphoses – jeune secrétaire timide, amante religieuse, puis en amoureuse éperdue – Penélope Cruz est toujours convaincante.
La petite bonne femme habillée avec classe mais sobriété que nous avons devant nous aujourd’hui (face à elle, on se sent un peu maquignon) a grandi, a vécu des aventures avec des stars hollywoodiennes (Tom Cruise bien sûr), a remporté l’oscar du second rôle cette année grâce à son rôle dans Vicky Cristina Barcelona de Woody Allen. Elle partage sa vie entre Los Angeles et Madrid (« C’est ma ville », phrase qu’avait également prononcée Javier Bardem quand nous l’avions rencontré il y a un an) et un peu New York. Elle trône depuis plusieurs années sur toutes les affiches d’une grande marque de crème, de baumes de fards et d’onguents d’origine française, et vous indique fermement mais gentiment les sujets tabous quand ils arrivent sur le tapis : rien sur la vie privée (on la dit avec Javier Bardem, on dit qu’elle veut un enfant, on lit aussi qu’ils souhaitent en adopter un), il ne faut pas parler de ses projets en tant que productrice (elle dit avoir « quelques histoires en développement », mais ne souhaite pas en dire davantage, de peur qu’ils capotent…). Bref, elle est prise dans les rais d’une profession pour laquelle elle a beaucoup donné mais qui lui retire aujourd’hui toute liberté de s’exprimer. C’est ce que l’on comprend entre les mots, en surfant entre les questions délicates. Car elle a trente-cinq ans et a déjà tourné, si l’on se fie à imdb, une cinquantaine de films. La réponse fuse : « Cinquante ! C’est donc pour ça que je me sens si fatiguée ! » Car Penélope a parfois aussi son franc-parler, et son accent espagnol fait claquer les mots américains – une phrase comme « What do you think I was thinking ? » prend dans sa bouche des allures de slam. Elle ajoute qu’elle veut désormais ne plus tourner qu’un film pas an. Elle pense que de toute façon, un jour ou l’autre, dans deux ans, cinq ou vingt ans, elle n’en a aucune idée, elle passera à la réalisation. Elle a toujours été curieuse de tout, posant des questions aux assistants, aux réalisateurs. L’oscar est arrivé au bon moment. Elle va pouvoir passer à autre chose : « Toutes ces choses sont des rêves encore plus grands que tout ce que je pouvais espérer accomplir. J’ai encore beaucoup de rêves, mais aucun d’entre eux n’a de rapport avec le travail… Il est important de sentir que vous dirigez votre vie, que vous en êtes l’acteur. Parce que si vous passez votre vie à travailler, ensuite vous vous retrouvez devant un vide. Or il faut vivre des choses et s’en nourrir pour pouvoir faire le métier d’acteur »…
Nous parlons d’Almodovar : « Dès notre premier film ensemble, nous nous sommes entendus, connectés. Nous nous apprécions, nous nous comprenons, nous avons une connexion très forte. Nous sommes amis dans la vie : nous dînons ensemble, nous parlons de la vie, nous allons au cinéma, au spectacle… Aujourd’hui, nous nous sentons l’un l’autre. Nous avons fait quatre films mais je crois que nous pourrions en faire beaucoup d’autres, parce que nous protégeons notre relation de travail. Quand nous sommes sur le plateau, il est mon metteur en scène et je suis son actrice, pas des amis ».
Penélope se lève. Où va-t-elle ainsi pieds nus ? Elle revient trente secondes plus tard avec une boîte de chocolats à la main : « Do you want one ? ». Je me sers puis elle en prend un : « J’ai besoin de sucre ». Nous avons la bouche pleine de chocolat, impossible de prononcer un mot. Nous partageons ce beau et long silence, comme deux vieux copains, finalement. Pas grand-chose en réalité, juste une petite bulle hors du temps entre deux propos professionnels. « Que bueno ! », dit-elle dès qu’elle peut articuler. Oui, c’est le mot.
{"type":"Banniere-Basse"}