Comment ça va le cinéma, se demande-t-on de retour du Festival ? Même si la compétition était maussade et le palmarès à l’avenant, c’est dans les marges qu’il se renouvelle et réserve de belles surprises. Ken Loach, Palme d’or. C’est l’étrange déconvenue que suscite un palmarès qu’on espérait un peu plus clairvoyant. La victoire tardive […]
Comment ça va le cinéma, se demande-t-on de retour du Festival ? Même si la compétition était maussade et le palmarès à l’avenant, c’est dans les marges qu’il se renouvelle et réserve de belles surprises.
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Ken Loach, Palme d’or. C’est l’étrange déconvenue que suscite un palmarès qu’on espérait un peu plus clairvoyant. La victoire tardive du cinéaste anglais, après une bonne dizaine de
sélections infructueuses, a quelque chose de totalement inoffensif. Le film, qui décrit la lutte pour l’indépendance dans l’Irlande des années 20, est plutôt bien filmé (Loach sait monter une scène d’action), honorable, pas du tout dérangeant politiquement, et surtout complètement suranné dans son projet de cinéma. Malgré tout le mal qu’on pense du film du film de I rritu, Babel aurait été un choix autrement plus contemporain. Et sur la façon de filmer la guerre, une embuscade ou une scène de torture, ce que réussit Bruno Dumont dans Flandres est à la fois plus risqué, moins dans de purs effets de suspense, et plus fort plastiquement. Le palmarès Wong Kar-wai est donc un peu mou, primant à nouveau deux cinéastes récompensés par Cronenberg il y a sept ans, pour leur donner des prix presque identiques (Almod’var, Dumont). Seul coup de force : ne pas avoir isolé des performances de solistes pour
les Prix d’interprétation et récompenser deux groupes, les actrices almod’variennes et les soldats d’Indigènes de Rachid Bouchareb (troisième film de guerre au palmarès !). Ce qui a valu deux moments très télégéniques, dont une intervention toujours sympathique de Jamel Debbouze remerciant Poniatowski pour la carte de séjour de son père et Michel Rocard pour le RMI. Sinon les jupons de Marie-Antoinette comme les bidonvilles de Pedro Costa (En avant jeunesse !) ont été jugés indésirables (trop futile ou trop radical, c’est selon) au profit d’un cinéma à grand sujet, humaniste, un rien bien-pensant (sauf Bruno Dumont), et dont Ken Loach est effectivement l’aïeul.
Cannes 2006 restera par ailleurs l’année d’un remarquable décentrement qui a vu la Quinzaine des réalisateurs devenir d’assez loin le lieu le plus vivant du Festival (et l’attribution de la Caméra d’or à un film roumain présenté dans cette section n’était que justice). Le talent d’une équipe de programmation (incontestable) y est pour beaucoup, mais on peut aussi s’interroger sur l’usure d’une certaine idée du grand film cannois, de cette mythologie de la première division des Auteurs, qui a longtemps régi Cannes et semble assez caduque, lorsque les auteurs ne produisent plus que des erzatz d’eux-mêmes (exemple, le film de Kaurism ki). Que le commerce des grandes signatures Ð avec toujours la même douzaine de noms Ð lentement s’érode permet aussi à des expériences, plus radicales, plus impures et plus inattendues de proliférer. J.-M. L.
lundi 22
lundi à Bamako
Bonne journée pour la Quinzaine : à commencer par Changement d’adresse d’Emmanuel Mouret. Ce dernier, qu’on suit depuis longtemps (son précédent opus était l’épatant Vénus et Fleur), livre son film le plus achevé, alliance enfin réussie et homogène entre la comédie hollywoodienne et Rohmer (dont il donnait jusqu’à présent une version light). Malgré une
petite baisse de rythme aux
deux tiers du film, Changement d’adresse Ð qui a fait un malheur auprès du public : applaudissements nourris pendant et à la fin du film Ð, est un film triste et pétillant sur l’inconstance des sentiments. Ce qu’il y a d’étonnant chez Mouret, c’est que son cinéma est à la fois très verbal (le dialogue est omniprésent, à la fois brillant et littéraire) et physique (les corps sont burlesques). Le metteur en scène, également interprète principal de son film auprès de la surprenante Frédérique Bel (voir portrait), excelle à la fois dans l’ellipse, l’accumulation de plusieurs situations à l’intérieur de chaque scène et des idées visuelles fort ingénieuses.
Claire Simon filme magnifiquement les adolescents et la nature. a br le, tourné l’été en Provence, fait se rencontrer une adolescente ardente et un pompier interprété par Gilbert Melki (voir portrait). Mais au-delà de l’histoire, ce qu’on retient du film ce sont toutes les scènes où les adolescents tournent littéralement les uns autour des autres, se courent après (à cheval ou en scooter) comme pour se renifler. Le feu couve dans les jeunes bêtes…
Dans la compétition officielle, c’était le grand jour pour le nouveau film d’Aki Kaurism ki, Les Lumières du faubourg, dont l’intérêt ne dépasse pas les vingt premières minutes. Après, ça stagne, se répète, à l’image de Kaurism ki, dont l’inspiration semble épuisée, qui ne parvient pas ou ne cherche pas à se renouveler. Le Finlandais n’a rien perdu de son style minimaliste et rock, de son humour rentré et de son art de l’ellipse, de cette fascination pour le cinéma muet, mais on a quand même l’impression qu’il aurait pu faire exactement le même film il y a dix ans. Bref, ce n’est ni surprenant, ni trop l’éclate.
Bamako d’Abderrahmane Sissako est, sans conteste, le film du jour, voire l’un des grands films de ce Festival 2006 ! Magnifique film et chant politique présenté à Un certain regard (à l’issue de la projo, tout le monde se demandait bien pourquoi il n’était pas en compétition), Bamako met en scène un procès fictif Ð interprété en revanche par des personnages réels, dont des avocats (on reconnaît maîtres Rappaport et William Bourdon) Ð dans la cour d’une maison de Bamako. Ce procès, c’est celui de la banque mondiale et du FMI, accusés d’être responsables du drame africain. C’est un film superbe, didactique/bouleversant, parfois drôle, toujours surprenant, auquel on reprochera tout juste ses plans de coupe, qui nous détournent parfois inutilement de la parole des témoins et des plaidoiries, tellement fortes qu’on voudrait ne jamais les quitter. Là, oui, le cinéma est grand. J.-B. M.
Vus également : Melvil de Melvil Poupaud, autoportrait en triptyque du comédien (voir portrait p. 35).
Reprenant un vieux projet de Maurice Pialat, Patrick Grandperret brosse avec Meurtrières (Un certain regard) un très beau portrait de jeunes femmes lâchées dans un monde d’hommes hostiles ou prédateurs. S’appuyant sur deux superbes jeunes actrices, Grandperret ordonne une balade climatique, accompagnant ses nouvelles « Thelma & Louise » de leurs orages intimes à leurs moments d’exultation, décrivant sans l’expliquer la dérive tour à tour joyeuse et désespérée qui aboutit sans déterminisme à un geste fatal. Une sorte de conte moderne et non rédimé sur la jeunesse contemporaine et la difficulté à devenir une femme dans un monde d’hommes. Vu aussi le charmant Azur et Asmar de Michel Ocelot, où le père de Kirikou intègre les images de synthèse à ses techniques habituelles d’animation ; et Voiture de luxe, le très décevant nouveau film de Wang Chao, auteur de L’Orphelin d’Anyang.
mardi 23
monstres en tout genre
L’horreur faisant désormais partie de notre quotidien médiatique, des camps d’Abou Ghraib aux menaces de pandémie, il n’y a plus d’obstacles à ce que son genre cinématographique soit mieux représenté dans les grands festivals mondiaux Ð et tant pis pour les dernières âmes sensibles. On avait déjà pâli lors du Bug de Friedkin le temps d’une douloureuse séquence d’automutilation. On a continué de tressauter sur son siège pendant The Host (Quinzaine des réalisateurs) du Coréen Bong Joon-ho, réalisateur du remarqué Memories of Murder. Cela n’a pas empêché le film de recevoir une véritable ovation, le public étant visiblement conquis par l’histoire de cette famille modeste cherchant à sauver sa petite fille des griffes d’une grosse bête aquatique. Sans vouloir en rabattre sur l’enthousiasme général, on ne peut s’empêcher de remarquer qu’en termes de mise en scène horrifique, on a vu mieux ailleurs (chez Kiyoshi Kurosawa, par exemple) et qu’en termes de monstre, aussi (chez Guillermo Del Toro ou Bryan Singer, entre autres). La grande vertu du film tient avant tout à un ton assez indécidable entre parodie grotesque et mélodrame social. Mais ce flou artistique est, hélas, contrebalancé par une allégorie politique en béton armé. The Host est, en effet, une charge violente contre les Etats-Unis, présentés comme les pollueurs irresponsables de la planète. Pas faux sur le fond mais cette attaque en règle mène à des équations assez désagréables comme « blanc = américain = salaud intégral ».
Avec Bruno Dumont, on sait en revanche depuis longtemps qu’il n’y a besoin d’aucun additif chimique pour faire basculer le réel dans l’horreur. La nature y suffit largement puisque le monstre, ici, c’est l’homme ordinaire et ses pulsions incontrôlables. De nouveau, dans Flandres (Sélection officielle Ð en compétition), les homoncules sont pris dans la grande toile de paysages ruraux comme des fourmis dans la pelouse. Cependant, en cours de film, un glissement de terrain inattendu a lieu quand les personnages masculins, après s’être engagés dans l’armée, se trouvent projetés au milieu d’une guerre abstraite mélangeant Algérie, Irak et Afghanistan. Or non seulement Dumont déploie dans les scènes de combats militaires une virtuosité impressionnante, mais surtout l’incessant basculement des Flandres Ð où sont restées les femmes Ð aux collines désertiques Ð où s’entretuent les hommes Ð instaure le jeu qui manquait jusqu’alors aux productions très terriennes du cinéaste. Combinant, avec une surprenante aisance, de grands tableaux à la Bruegel et des panoramiques à la Luc Delahaye, Flandres est, sans aucun doute, une des expériences visuelles les plus fortes du Festival.
De la monstruosité humaine, il est aussi question dans le premier « vrai » film des Daft Punk, Daft Punk’s Electroma (Quinzaine des réalisateurs), mais de façon autrement sentimentale. Déjà présents au Festival il y a trois ans pour le grand clip animé de Leiji Matsumoto, Interstella 5555, les Daft reviennent cette année en tant que réalisateurs (voir entretien). Road-movie contemplatif, Daft Punk’s Electroma retrace les aventures sans paroles de deux robots vivant dans un monde de robots et cherchant désespérément à prendre forme humaine.
Sous influence massive de Gerry de Gus Van Sant et Brown Bunny de Vincent Gallo, le film arrive néanmoins à trouver sa note personnelle étonnamment naïve et délavée. Il nous rappelle surtout que les monstres aussi savent être gentils. P. B.
Vus également : Transe le très beau film de Teresa Villaverde (voir portrait p. 37) ; Pour aller au ciel, il faut mourir, le nouveau titre à coucher dehors du cinéaste tadjik Djamshed Usmonov, auteur de L’Ange de l’épaule droite. Le ciel, le paradis, dans le film, c’est le dépucelage réussi d’un jeune homme de 20 ans. Un récit d’initiation impeccablement mis en scène selon un montage long qui laisse à chaque scène le temps de s’installer et d’atteindre son énergie culminante. Une réserve : comme dans le Volver d’Almod’var, les hommes ont ici trop systématiquement le mauvais rôle.
mercredi 24
tout sauf i rritu
On s’en doutait un peu. Annoncé comme l’événement médiatique du Festival, Marie-Antoinette a subi une décote spectaculaire et s’est fait hué à la projection du matin. Trop de frous-frous, trop d’éventails, trop d’ambiances Yves Rocher. Sofia a néanmoins échappé à l’échafaud. Le soir, la cinéaste, entourée de son père et son actrice, a été raisonnablement applaudie. Que le film ait des problèmes ne fait pas de doute (même si ces problèmes sont finalement plus graves que ceux, superficiels, qu’on lui fait, voir critique n¡ 547).
Mais si on siffle Marie-Antoinette, quel accueil réserver à la daube monumentale Babel ? Débarquer en commando dans la cabine de projection pour br ler immédiatement les copies ? Hurler à la mort sans interruption pendant les deux heures quarante que coule cette mélasse ? Dérouler dans sa tête la liste des titres de films de Claude Lelouch qui auraient tout aussi bien collé à celui d’I rritu (Hasards et coïncidences, Partir, revenir, Les Uns et les Autres, Il y a des jours et des lunes…) ? Le public festivalier a choisi lui d’applaudir avec ferveur, nous infligeant par là même un grand moment de solitude.
On ne l’a pas forcément vu venir, mais Claude Lelouch est devenu un cinéaste extrêmement influent. Il existe un profil d’académisme international de pure ascendance lelouchienne. De Collision de Paul Haggis à Babel d’I rritu, une même fascination de mauvais scénariste pour le hasard, les trajectoires qui se croisent, les effets papillons. La planète entière devient le décor d’une grande sitcom globalisée, où le destin frappe en aveugle. Chacun paie au prix fort pour une faute qu’il n’a pas commise, ou sans rapport avec la gravité de la sanction. La commisération pour tous les malheurs du monde (les suicides et les accidents des riches, la répression et l’injustice à l’encontre des pauvres…) donne lieu à un chant dégoulinant filmé comme une pub pour Mondial Assistance.
Moins global (et moins prétentieux), plus local (et plus juste), Lucas Belvaux parle aussi de malchanceux, qui dès qu’ils essaient de s’en sortir aggravent leur situation. La Raison du plus faible décrit le casse manqué de quelques chômeurs de longue durée. Cette fois encore, mais de façon masquée, Belvaux réalise trois films en un : un drame psychologique sur des problèmes de couple, une comédie de braquage dans la lignée du Pigeon de Monicelli, puis un thriller très noir et assez lyrique. Trois tons, trois filmages, le film est plus conceptuel qu’il n’y paraît. Mais son habileté tient à ce que ces glissements n’affectent pas l’impression d’unité et de tranchant de l’ensemble. Un bon film donc, ce qui dans le contexte d’une Sélection officielle en toute petite forme n’est déjà pas trop mal. J.-M. L.
Vus également : L’excellente programmation de courts métrages de la Quinzaine des réalisateurs, comprenant quelques belles révélations (By the Kiss de Ian Gonzalez, Le soleil et la mort voyagent ensemble de Frank Beauvais, L’Etoile de mer de Caroline Deruas, Bugcrush de Carter Smith). Dans la Sélection officielle, mais hors compétition, des cinéastes reconnus présentaient eux aussi des courts métrages. Parmi des films décevants signés Gaspar Noé ou Jane Campion, émergeaient une adaptation « dandiesque » de Montherlant par François Ozon et une nouvelle rêverie fantomatique d’Eugene Green. Avec, à chaque fois, Mathieu Amalric, génie polymorphe.
jeudi 25
Le Plus to
sera le mieux
Très attendu de par son sujet Ð le sacrifice non reconnu par l’Etat français des soldats algériens combattant dans l’armée française pendant la guerre de 39-45 Ð, et par son casting beur quatre étoiles (Jamel Debbouze, Roschdy Zem, Samy Naceri, Sami Bouajila), Indigènes (Sélection officielle Ð en compétition) déçoit par son académisme, sa façon de surligner inutilement les moments forts par des louches de musique et sa difficulté à incarner Ð pendant la majeure partie du film, le général l’emporte sur le particulier, et les personnages peinent à être autre chose que des pions malmenés par le souffle de l’Histoire. Sur les mêmes motifs, le film souffre de la comparaison avec le tranchant La Trahison de Philippe Faucon sorti récemment. Néanmoins, Indigènes s’améliore dans les vingt dernières minutes, une longue et prenante séquence de combats dans un village vosgien dévasté où passe, le temps d’un plan, une émotion aussi puissante que fugace Ð quelques villageois saluent Bouajila, seul survivant du bataillon qui vient de délivrer le village.
Point fort de la journée, le splendide Election 2 du Hongkongais Johnnie To (Sélection officielle Ð hors compétition), une véritable leçon de mise en scène élégante, vive, coupante, stylisée, inventive, toute en ellipses, saccades, accélérations et dilatations du temps, fondus enchaînés et clairs-obscurs magnifiques. Mais Election 2 ne se contente pas d’être un exercice formel virtuose, il raconte aussi comment le nouveau capitalisme chinois noue des alliances avec la mafia hongkongaise, subtil message politique tramé dans les codes du film de genre. Aux ombres et lumières de la mise en scène correspondent les trafics opaques des nouveaux lieux de pouvoirs chinois. J’ajoute que ce que vit le très beau personnage principal me touche au plus intime : l’impossibilité d’échapper au destin que vous imposent des circonstances indépendantes de votre volonté.
A Cannes, au hasard des diverses sélections, on peut piocher un tas d’excellentes petites surprises. Par exemple, Sonhos de peixe, film brésilien réalisé par Kiril Mikhlanovsky, un Juif russe vivant aux Etats-Unis (Semaine de la critique) : entre documentaire sur une communauté de pêcheurs et fiction romantique (ce qu’un garçon est prêt à sacrifier pour conquérir une fille), une coulée de cinéma sensuel et solaire qui évoque les belles heures du néoréalisme. A la Quinzaine des réalisateurs, sélection sans doute la plus dense en qualité (merci Olivier Père), on a découvert A Fost sau n-a fost ? (12:08 à l’est de Bucarest) du Roumain Corneliu Porumboiu, une hilarante comédie sur l’attitude du peuple roumain à la chute de Ceausescu. On rêverait d’un tel film français, grinçant, drôle et mal pensant, sur les années Vichy. Ils sont fous (et talentueux) ces Roumains.
Fantasma de l’Argentin Lisandro Alonso renoue le fil de ses longs métrages précédents (La Libertad, Los Muertos) et de sa présence à Cannes : le film raconte à sa façon, quasi expérimentale, la venue de l’acteur amateur de Los Muertos à l’avant-première du film ! Presque sans paroles, mais plein de sons et bruitages très parlants, Fantasma évoque le Shining de Kubrick en transformant un cinéma désert de Buenos Aires en labyrinthe inquiétant. S. K.
vendredi 26
deux hommes
à la mer
Juventude em marcha (En avant jeunesse !) de Pedro Costa, en compétition, est l’un des plus beaux films du Festival 2006. Cinq ans après La Chambre de Vanda, le grand cinéaste portugais revient avec un film tourné en numérique composé de plans fixes aux personnages mouvants Ð qu’on croirait composés dans un atelier du début de la Renaissance Ð, de perspectives incroyables, et aussi de lumières obliques créant des ombres profondes comme sur les photos de chanteurs de jazz. Costa, dont En avant jeunesse ! est peut-être le film le plus straubien (grande discussion à ce sujet à la sortie de la projection), suit les errances de Ventura, ouvrier capverdien qui vient d’être quitté, sans savoir pourquoi, par sa femme Clotilde et qu’il voudrait reconquérir. Ventura va flotter deux heures et demie durant, entre le vieux quartier de banlieue qui va être détruit et le nouveau logement HLM qu’on veut lui attribuer, entre la vieille douleur de la colonisation et de l’immigration et celle de l’espoir de retrouver l’amour (il redit sans cesse, comme une litanie, la lettre déchirante qu’il voudrait envoyer à Clotilde), entre le politique et l’intime. Il voit des amis (dont l’extraordinaire Vanda, devenue mère, qui appelle Ventura « papa »), rencontre de jeunes Capverdiens comme lui. Tous deviennent un peu ses enfants, et il forme avec eux la grande famille de la douleur. Il y a aussi quelques scènes étrangement drôles, à l’humour presque kaurism kien, tout en rétention. On est sorti du film tout retourné.
D’un autre acabit, Quand j’étais chanteur de Xavier Giannoli, en compétition officielle, est un film paradoxal, un film conceptuellement intéressant : en gros, c’est un écrin pour un acteur, le ci-devant Gérard Depardieu, en majesté. Le film est un condensé de clichés sur l’amour, la peur de la vieillesse et de la mort, sur la province aussi. Mais au cœur de tout cela, il y a un acteur, qui lui n’est pas un cliché du tout, même pas, pour une fois, de lui-même. En somme, on saura gré à Giannoli de ne pas avoir réalisé un bon film en soi, de s’être effacé devant Depardieu, et il faut dire que cela marche effrontément. Cette histoire d’un chanteur de boîte de nuit de province pas si has-been que ça, est Ð c’est évident, ça crève les yeux, ça ne cherche pas à le cacher, ça joue même là-dessus et crée une vraie complicité avec le public, avec une bonne dose de roublardise Ð une métaphore de Depardieu la star, mais star critiquée, à qui l’on reproche de ne pas se renouveler, de ne plus s’investir, de se laisser aller, etc. Quand j’étais chanteur répond à ces critiques avec tendresse et Depardieu étale toute sa palette de jeu avec une facilité provocante. Quand il dit un truc du genre « On m’a cru plusieurs fois mort, mais je reviens toujours », avec un bon gros sourire, un frisson parcourt la salle, sans doute parce qu’on ressent aussi celui, jubilatoire, qui a parcouru Depardieu quand il l’a dit.
Vol 93 de Paul Greengrass, hors compétition, raconte par le menu l’histoire de cet avion américain que ses terroristes, le 11 septembre 2001, ne parvinrent pas à écraser sur la Maison-Blanche grâce au courage des passagers. Greengrass a choisi de faire bouger sa caméra à l’épaule dans tous les sens, et on finit par comprendre pourquoi : parce qu’il ne peut pas (n’a pas le courage de ?) montrer en plan fixe des gens en train de se faire égorger à coups de cutter. Alors la caméra tourne dans tous les sens, chaque plan dure douze images, on devine ce qui se passe plus qu’on ne le voit, mais c’est assez laid, on n’est pas non plus dans M:I:III. Alors que tout est fait pour nous tenir en haleine (musique boum-boum), le film est ennuyeux, à cause de son sujet même, et du parti pris de réalisme : les trois-quarts du film sont consacrés à des échanges techniques entre aiguilleurs du ciel, leurs chefs, des militaires, etc., auxquels on ne comprend que pouic, sinon que ça se passe mal. Cela dit, il y a des choses intéressantes. Par exemple, le fait que toutes les sommités de l’aviation en apprennent plus par CNN, en regardant par les baies de la tour de contrôle que par leurs radars ou leur communication interne.
Le soir, à la fête de clôture de la Quinzaine, Chlo Sevigny, souriante, élégante et accessible, était venue danser. La classe incarnée. J.-B. M.
Vu également : Cr nica de una fuga d’Israel Adrian Caetano, un moche film sur la torture dans l’Argentine seventies. Couleurs atroces, cadrages de traviole pour faire genre, retouche numérique bruitages sensés rythmer l’action… Une horreur.
SAMEDI 27
Dans Paris, je t’aime
Qui ne connaît que Alien 4 peut penser que Jean-Pierre Jeunet est un bon réalisateur et qui n’a vu que Blade 2 a toutes les raisons de croire que Guillermo Del Toro est un pur génie (voir portrait). Hélas, quand chacun travaille dans son pays d’origine, loin des contraintes des studios américains, et laisse parler librement son inspiration « poétique », le spectateur déchante à la vitesse d’un cheval au galop. Sans être absolument nul, Le Labyrinthe de Pan n’en demeure pas moins, ainsi, une œuvre plutôt ratée qui vaut surtout par la bizarrerie de son concept. Imaginez Tim Burton faisant le remake d’un film de Roberto Rossellini (au choix Rome, ville ouverte ou Allemagne année zéro) et vous obtiendrez
à peu près une image correcte
du film.
Située en Espagne, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’histoire raconte les déboires d’une petite fille se réfugiant dans un monde fantastique pour échapper au remariage de sa mère avec un caporal franquiste. Manque de chance pour elle : cette année, à Cannes, dans The Host comme dans le film d’horreur taiwanais Gwaï Wik, les petites filles meurent à la fin.
Enfin, pas exactement toutes les petites filles. Dans le dernier film de Tony Gatlif, Transylvania, présenté en clôture du Festival, on retrouvait ainsi la sulfureuse Asia Argento, qui avait troqué pour l’occasion les jupons en crinoline de Madame du Barry (Marie-Antoinette), pour les quinze couches en laine de la parfaite tenue gypsie. Dans le rôle taillé sur mesure d’une Pasionaria partant en Transylvanie à la poursuite du tzigane de son cœur, l’actrice multiplie les morceaux de bravoure : course hystérique dans la forêt, performance sexuelle sur un capot de voiture et même séance d’exorcisme dans une église orthodoxe. Le tout, emporté par les zing-zing des violons, serait plutôt sympathique s’il ne venait justement pas après la grosse pièce montée de Sofia Coppola. Sur la Croisette, en 2006, le cinéma se limitait un peu trop souvent à offrir des robes de poupée à des filles à papa.
De toutes façons, les garçons aussi peuvent être tristes et retourner à leurs jouets d’enfant. Dans Paris de Christophe Honoré, est le véritable coup de cœur de fin de Festival. Après deux premiers films assez sombres (17 fois Cécile Cassard et le très beau Ma mère), Christophe Honoré réussit à conjuguer la pente descendante des sentiments (rupture amoureuse difficile, lente érosion du temps qui passe, électricité statique des liens familiaux) avec la pente ascendante du cinéma.
Dans Paris décrit avec une sensibilité suraig e la dépression d’un jeune trentenaire qui retourne vivre dans sa famille après l’échec de son couple, mais la projette dans une forme tellement vive et virevoltante que le film communique une énergie proche de la griserie. Romain Duris confirme (mais enfin dans un grand film) qu’il est devenu un très grand comédien, Louis Garrel réussit avec une adresse de funambule les effets les plus casse-gueule (adresses à la caméra, pitreries post-Doinel) et Guy Marchand est absolument génial en papa poule en robe de chambre qui se fait du mauvais sang pour ses grands fils.
Entre J. D. Salinger (la famille comme cimetière des espoirs déçus et des échecs individuels) et le Wong Kar-wai des débuts (pour cette façon de faire danser des emprunts à la Nouvelle Vague), Dans Paris étincelle.
P. B. et J.-M. L.
Vu également : Gwaï Wik d’Oxide et Danny Pang (Un certain regard) : une série Z assez foutraque qui part d’une belle idée (une romancière tombe dans le territoire des « choses abandonnées ») et se termine en réquisitoire révoltant contre l’avortement.
Dimanche 28
Alors ? c’est qui ?
Les jeux sont faits. Le président WKW rend son verdict. Commentaire du palmarès p. 28.
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