Quinzaine des réalisateurs.Dans une autre vie, je collaborais à une revue de cinéma aujourd’hui défunte, dans laquelle officiait également Stéphane Bouquet. Je me souviens de la projection de presse de Journal intime de Nanni Moretti, dont Stéphane sortit en faisant la moue et en lâchant quelque chose du genre “C’est d’un narcissisme !” Moretti, narcissique, […]
Quinzaine des réalisateurs.
Dans une autre vie, je collaborais à une revue de cinéma aujourd’hui défunte, dans laquelle officiait également Stéphane Bouquet. Je me souviens de la projection de presse de Journal intime de Nanni Moretti, dont Stéphane sortit en faisant la moue et en lâchant quelque chose du genre « C’est d’un narcissisme ! » Moretti, narcissique, allez donc !
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Depuis, les choses ont suivi leur cours et que vois-je, qu’ouis-je ? Stéphane Bouquet est la vedette d’un documentaire de son ami, excellent cinéaste au demeurant, Sébastien Lifshitz. On y voit le jeune critique, travaillé par l’absence de son père, un GI américain qu’il n’a jamais connu, partant à la recherche de celui-ci aux Etats-Unis. Si je me suis permis ce préambule, c’est essentiellement parce que les réticences de Stéphane, son indécision, ses contradictions dictent pratiquement sa forme à ce film splendide. « Etre filmé est plus éprouvant que je l’imaginais. Cela m’enferme… ».
Peu expansif, c’est le moins qu’on puisse dire, Stéphane est filmé très souvent de dos, arpentant les rues de New York, puis sillonnant l’Amérique profonde en auto. Il s’exprime peu en direct dans la deuxième partie, il se déride un chouia, converse avec Lifshitz et confie à sa voix off le soin d’exprimer son tourment, les pourquoi et les comment de cette très freudienne quête du père. Une superbe confession littéraire, dite d’une voix blanche, qui donne presque à penser qu’elle est une des raisons essentielles, conscientes ou inconscientes, de l’existence du film.
Evidemment, on ne peut réduire La Traversée à une simple expérience littéraire. C’est aussi un road-movie, une espèce de nomenclature de l’Amérique ordinaire : hôtels, motels, maisons, restaurants, arbres, forêts, routes, souvent filmés en plans fixes, sont déclinés comme des artefacts, des natures mortes, des vignettes.
Mais le plus intéressant est le lien implicite de ce film avec le cinéma hollywoodien. Cette Traversée est aussi celle des apparences du réel ; car elle est marquée par l’inconscient fictionnel, par la cinéphilie. L’image diffractée et générique de l’Amérique d’abord, ensuite le road-movie, ensuite le cadre en cinémascope indissociable des grands espaces du western.
Et puis ce père à la recherche duquel Stéphane se lance avec appréhension, c’est aussi le héros américain fantasmé par un jeune critique de cinéma. Ce paternel au nom magique, Douglas Rhea, se confond avec le mythe. Stéphane imagine d’abord qu’il est mort au Vietnam et qu’il va découvrir son corps sans vie dans un film d’actualités, ensuite il trouve vraiment sa trace, et fait enfin sa connaissance.
Ce long cheminement initiatique, cette espèce de compte à rebours sont parcourus par l’irrésistible appel du romanesque cinématographique. L’un des derniers plans, magnifique, montre pudiquement les adieux des deux hommes qui s’embrassent, filmés de loin dans un parking le seul plan où l’on verra ce père, authentification de son existence , puis Stéphane s’éloignant seul, jusqu’au bord de la route, certainement pour cacher ses pleurs.
Finalement, Stéphane Bouquet n’est pas aussi narcissique que Nanni Moretti. Car en se fondant dans le paysage américain, en devenant lui-même le héros d’un drame en demi-teintes, il est passé de l’autre côté du miroir de l’écran, il est entré dans le bain amniotique du cinéma américain où nous avons tous baigné.
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Stéphane Bouquet, acteur et scénariste de La Traversée
Le point de départ du nouveau film de Sébastien Lifshitz est on ne peut plus romanesque : son ami Stéphane Bouquet n’a jamais connu son père. Sa mère lui a juste expliqué qu’elle avait eu à la fin des années 60 une aventure avec un soldat américain qu’elle n’a jamais revu. Stéphane est né. Et trente ans après, il part sur les traces de son père sous la caméra de Sébastien Lifshitz.
On peut s’interroger à l’infini sur la nature autofictionnelle du film ainsi livré. On peut faire des lectures plus ou moins psychanalytiques de cette quête du père. Mais cet arbre (touffu) ne doit pas cacher la forêt. D’abord, La Traversée est la révélation d’un grand acteur : Stéphane Bouquet a un corps, une présence, un charisme qui sont les premières raisons de recommander La Traversée. Et une façon de refuser d’être aimable définitivement attachante. Exemple : il dit à un moment dans le film « J’ai une sensibilité humaine proche de zéro ». Explications : « J’ai une telle fascination pour l’intelligence intellectuelle que je ne peux que trouver l’intelligence du c’ur moins importante. »
En entendant une phrase aussi résignée, on hésite entre trouver Bouquet très sage ou très infantile. « Jeune, je refusais totalement l’idée du corps. D’abord, c’est ce qui nous voue à la mort. Ensuite, c’est ce qui nous voue à l’attachement, donc à la douleur. Le corps, c’est ce qui appelle l’autre. Or l’autre ne peut jamais vraiment être là où on voudrait qu’il soit. Les livres, tu peux les mettre là où tu veux. »
L’écriture : voilà le fantôme qui peuple le film. Lifshitz a voulu faire un film, c’est-à-dire des images. Mais Bouquet a écrit un texte (qu’il lit en voix off). Ce conflit est à l’origine de leur amitié. « Je viens des livres, et même le cinéma que j’ai d’abord aimé est littéraire : Duras, Akerman, Garrel, Oliveira… Je suis devenu scénariste à la demande de Sébastien. Je ne suis pas dupe, je sais qu’à l’arrivée, c’est son film, c’est lui l’auteur. Et en même temps, quand je vois le film, j’ai l’impression d’être responsable du texte et lui des images. » La réalité est bien sûr plus compliquée, puisque Lifshitz a mis en scène son film en prenant et en laissant dans la production de Bouquet. Mais même à ce prix, Bouquet trouve son compte dans le statut de scénariste : « Je ne pense pas que je tournerai un jour un film : je n’ai aucune imagination plastique. »
D’autres cinéastes que Lifshitz font désormais appel au scénariste Bouquet. Et après avoir beaucoup écrit dans Les Cahiers du cinéma et dans les pages littéraires de Libération, Stéphane vient de publier son premier recueil de poésie, Dans l’année de cet âge. « J’essaie de rapatrier le récit dans la poésie. Mieux : de faire rentrer le monde dans la poésie. » Un vaste programme, qui risque d’enfermer Bouquet en lui-même, mais il n’en est pas dupe : « L’exposition extrême à travers ce film que j’ai évidemment voulue provoque dans ma vie un désir de disparition aussi extrême. Aujourd’hui, je suis attiré par une retraite presque monacale. Mais ce n’est pas qu’une question d’exhibitionnisme. J’ai moins accepté de faire ce film pour les autres que pour moi-même : il me prouve que j’existe. »
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