Quinzaine des réalisateurs.Il y a à peine quelques années, Alain Guiraudie n’arrivait pas à financer ses films. Personne n’en voulait. Aujourd’hui, le vilain petit canard s’est transformé en cygne et le cinéma français a trouvé un nouveau poète, plasticien hors norme, génie du verbe voir le titre de son nouveau moyen métrage, Ce vieux […]
Quinzaine des réalisateurs.
Il y a à peine quelques années, Alain Guiraudie n’arrivait pas à financer ses films. Personne n’en voulait. Aujourd’hui, le vilain petit canard s’est transformé en cygne et le cinéma français a trouvé un nouveau poète, plasticien hors norme, génie du verbe voir le titre de son nouveau moyen métrage, Ce vieux rêve qui bouge. Mallarmé n’aurait pas trouvé mieux (c’est tiré d’une chanson de Lavilliers, Les Barbares, mais faut pas le dire).
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Le film est au diapason, impressionnant, à la fois distinct de Du soleil pour les gueux et cohérent avec l’univers guiraudien. On est simplement passé de la campagne à la ville, du monde paysan au monde ouvrier, du désert rural à la friche industrielle. Mais l’esprit follement fantaisiste subsiste, ainsi que l’art du dialogue et les trajectoires incessantes des personnages.
Non content d’évoquer avec une tendresse concernée la désagrégation du tissu ouvrier, et par extension la fin du travail tout court, ou plus concrètement l’angoisse du chômage, Guiraudie installe dans ce lieu assez proche de l’usine de la fin de Kaïro (Guiraudie, Kurosawa, même combat ?), un saugrenu phalanstère de pieds nickelés en bleus de travail, au milieu duquel déboule un ange pasolinien (Guiraudie himself) : un technicien spécialisé dans le démontage des machines, qui va s’affairer sur un engin complexe pure chimère mécanique en état de marche. C’est autour de ce corps étranger et de son appareil étrange, pôles névralgiques du dispositif, que va s’organiser la fiction, soigneu- sement construite.
La force de Guiraudie, c’est de savoir éluder les ressorts traditionnels du récit romanesque, d’épurer le réel, de faire table rase du quotidien tout en y restant fermement ancré.
Mais il y a également des nouveautés dans cet univers autarcique ouvert à tous les vents : d’une part le leitmotiv incessant des apéros entre ouvriers, d’autre part la dimension sexuelle, plus affirmée que dans le précédent opus. Une vraie ronde des désirs. « Ce vieux rêve qu’il bouge », pourrait-on paraphraser en parlant de l’ouvrier âgé qui fait des avances ouvertes au démonteur ; mais celui-ci n’a d’yeux que pour le falot contremaître qui résiste à ses pulsions homophiles. En somme, c’est la renaissance du sexpol : sexualité ouvrière, et constat politique sur la dégradation du monde du travail.
Signalons aussi la précision de la mise en scène et du cadre, graphiquement parfaits : choix des couleurs, jeu sur la répétition de scènes similaires pour marquer l’écoulement du temps. Sans parler de nombreux effets comiques. On ne peut s’empêcher de penser à Tati : réflexion sur l’absurdité de la mécanique, précision des déplacements, de la gestuelle et gags récurrents.
On se demande tout de même si Guiraudie, qui a acquis une maîtrise étonnante en un temps record, ne risque pas de s’enfermer dans un confort auteuriste qui viendrait figer sa bouillonnante créativité et sa générosité insensée.
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Alain Guiraudie, réalisateur de Ce vieux rêve qui bouge
Alain Guiraudie ou l’aventure de l’outsider de Gaillac (Sud-Ouest), devenu l’homme dont on parle à ce Festival de Cannes. Bien sûr, il y a la dégaine : garde-robe multicolore, houpette décolorée entre Tintin et les Straycats, accent à couper au couteau. Surtout, il y a un cinéma s’imposant sur la Croisette comme une évidence.
Né de parents paysans et ouvriers, pour qui « devenir facteur aurait déjà été une promotion sociale », Guiraudie filme ce qu’il connaît : le monde prolétaire, la province, le tout dans une démarche militante. « Pour ce film, je suis parti de deux idées qui me taraudaient. D’abord, filmer l’homosexualité en milieu rural, ce que j’appelle ma « prolo-pride. » J’en avais marre de ces représentations de l’homosexualité associée à un seul quartier parisien et à un seul milieu social, plutôt aisé. Pour des gens comme mes parents, un homo gagne forcément plus de 10 000 F par mois. Moi, je crois moins au clivage homo/hétéro qu’à la lutte des classes. »
Un discours qui tombe sous le sens, mais on précisera néanmoins que si Guiraudie peut proposer aujourd’hui une autre image de l’homosexualité, c’est précisément que la précédente, certes réductrice, a pu émerger. « Et ma deuxième idée forte, c’est filmer la fin d’un certain monde ouvrier à travers les paysages postindustriels qui me touchent tant. Ces cathédrales abandonnées, on ne peut rêver plus beau décor. »
Un monde ouvrier que Guiraudie a côtoyé de près. « Je l’ai même mythifié. Pour moi, c’était eux qui allaient changer le monde : ils y avaient directement intérêt ! A l’usage, je suis un peu retombé de mon nuage. La fameuse solidarité ouvrière, mon cul. Ils sont aussi individualistes que les autres. » Et ainsi, le discours du film épouse le parcours d’un Guiraudie revenu de bien des utopies collectives des années 70, fracassées sur l’autel des années Mitterrand. « J’ai beaucoup participé au mouvement social de 1995 et à un moment je me suis retrouvé comme un con : quel programme politique digne de ce nom peut-on pondre pour tous les mal-lotis du libéralisme triomphant ? En fait, j’en suis venu à un principe de réalité plus modeste : colmater les brèches. »
Avec le succès cannois, on constate que l’intuition de Guiraudie s’est vérifiée dans l’air du temps : il était urgent que quelqu’un filme le monde ouvrier dans sa réalité d’aujourd’hui, mais aussi l’homosexualité autrement que dans des représentations publicitaires. Sans une once d’antiparisianisme primaire, Alain va continuer à travailler à Gaillac, avec désormais comme horizon « le cap du long métrage ». On sera au rendez-vous.
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