Sélection officielle - séance spéciale.En découvrant ABC Africa, on a envie de ressortir le vieux concept de la politique des auteurs : à partir d’une commande de l’IFAD, agence pour le développement de l’agriculture, demandant un documentaire pour sensibiliser l’opinion internationale sur le drame des orphelins en Ouganda, Kiarostami a réussi à signer un film […]
Sélection officielle - séance spéciale.
En découvrant ABC Africa, on a envie de ressortir le vieux concept de la politique des auteurs : à partir d’une commande de l’IFAD, agence pour le développement de l’agriculture, demandant un documentaire pour sensibiliser l’opinion internationale sur le drame des orphelins en Ouganda, Kiarostami a réussi à signer un film totalement kiarostamien, donc un grand film.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Kiarostami, son assistant et leurs petites caméras DV filment leur arrivée à Kampala et leurs déplacements selon un procédé tout simple qui porte la griffe du cinéaste iranien : à travers les vitres d’un 4 x 4 en train de rouler.
Les guides et membres de l’ONG qui accueillent le cinéaste balancent quelques chiffres, effrayants : Ouganda, 22 millions d’habitants, 2 millions de personnes mortes du sida, 6 millions de personnes infectées, particulièrement les hommes de 15 à 40 ans, d’où ces millions d’orphelins livrés à eux-mêmes. Mais une fois ces données fournies, Kiarostami ferme le rideau du commentaire : silence, on regarde.
Avec sa DV légère, le cinéaste filme à hauteur d’homme, de femme et d’enfant, laisse le temps aux choses pour advenir devant ses yeux : une ribambelle de gamins rieurs, des femmes au travail ou en train de danser, des hommes qui profitent de la présence d’une caméra pour prendre la pose et aussi la pauvreté endémique, les rues de terre battue, les égouts à ciel ouvert, les bidonvilles dont un chien occidental ne voudrait pas pour niche.
Cette captation spontanée, sans commentaire, et ce partage des images entre celui qui filme et ceux qui sont filmés sont à la fois dramatiques et vivants, politiques et cinématographiques, informatifs et flâneurs. Kiarostami montre aussi en quelques occasions sa science du montage et de l’enchaînement parlant : à un bébé pataugeant dans la boue d’une ruelle succèdent des plans de viande avariée couverte de mouches, un groupe de femmes dansant et chantant laisse place à un travelling sur une fabrique de cercueils… La vie et la mort alternent sans cesse, dans une inquiétante mais bien réelle proximité.
Kiarostami sait aussi saisir les circonstances pour inventer au débotté une étonnante séquence de cinéma expérimental : lors d’une coupure d’électricité, il laisse tourner les caméras alors qu’il regagne sa chambre d’hôtel : résultat, dix minutes d’écran noir, uniquement meublées des sons d’ambiance et de la conversation entre Kiarostami et son assistant. Puis un orage tonne, l’écran noir est soudainement zébré d’éclairs, on distingue le paysage de la fenêtre du cinéaste, le squelette d’un arbre éclairé comme par un stroboscope : en une seule scène, absolument magique, le cinéaste embrasse les éléments (l’orage, la nature), une expérience formelle (l’écran noir) et une posture politique (mettre le spectateur dans les mêmes conditions que les Ougandais régulièrement privés d’électricité et donc de lumière).
Une séquence emblématique du film et de l’éthique de Kiarostami en ce que la beauté formelle n’est pas créée artificiellement et plaquée sur la réalité, mais au contraire issue du réel : l’exact contraire de la méthode Makhmalbaf, dont on avait vu la veille le pesant et didactique Kandahar, à la joliesse esthétisante et hors sujet.
ABC Africa est une grande leçon de cinéma éthique et politique, leçon âpre mais exempte de pathos et de misérabilisme, un film qui a de plus eu l’immense mérite de crever la bulle de futilité cannoise et de nous remettre en douceur le nez, les yeux et l’esprit dans les implacables réalités du monde.
{"type":"Banniere-Basse"}