Huit ans après l’émouvant Poetry, Prix du scénario à Cannes, l’auteur à multiples casquettes – romancier, cinéaste et ancien élu politique – Lee Chang-Dong revient avec Burning, une éblouissante éducation sentimentale édifiée en thriller métaphysique. Rencontre avec le maître incontesté du drame coréen.
En Corée du sud, la démocratie n’a que 30 ans. Cela explique en partie l’intérêt tout particulier qu’on porte depuis les années 1990 à son cinéma – cette nouvelle vague post-dictature accolée à de grands noms : Park Chan-wook, Bong Joon-ho… C’est pourquoi, aussi, un réalisateur qui ne donne pas de nouvelles pendant huit ans interroge forcément. Mais où était donc passé Lee Chang-dong ?
La question l’amuse – et l’agace un peu. “C’est embêtant, que ce soit en Corée ou ici, je suis obligé de me justifier. C’est vraiment dû à moi. J’ai un côté maniaque et peureux qui peut me faire retarder le moment de tourner… J’ai beaucoup écrit, plusieurs scénarios, mais j’attendais un projet qui m’apparaisse comme une nécessité absolue.” Le dernier film de Lee Chang-dong, c’était Poetry, sorti en 2010. Un film nécessaire justement, où la beauté se mêlait à l’urgence, la poésie à l’humanisme, récompensé par un Prix du scénario à Cannes.
“Une part d’inexplicable”
Huit ans plus tard, le cinéaste de 64 ans revient avec son sixième long métrage, un film qu’on n’osait plus attendre : “Tout est parti d’une proposition de la chaîne japonaise NHK d’adapter une nouvelle de Murakami. Je suis tombé sur ‘Les Granges brûlées’ (tiré du recueil L’éléphant s’évapore édité en 1998 – ndlr). J’y ai décelé une part d’inexplicable qui m’a attiré, comme si l’énigme au cœur du récit pouvait faire naître un plus grand mystère.”
En compétition officielle au dernier Festival de Cannes, dont il est malheureusement reparti bredouille, Burning tourne autour de la disparition d’une jeune fille. Epris de son ancienne amie d’enfance volatilisée, le héros du film, un jeune paysan, part à sa recherche et ne tarde pas à soupçonner son rival, un garçon riche de Séoul qui a tout d’un Barbe-Bleue moderne… “Je ne voulais pas faire un thriller classique, reproduire les codes habituels. Dans les films à suspense, on suit en général une affaire et à la fin elle est résolue. Ici, le mystère est relié à un mystère plus grand : celui de la vie et du monde qui nous entoure.”
“En choisissant l’écriture, dans les années 1980, lorsque j’étais instituteur, j’ai enfin trouvé un moyen de critiquer les ambiguïtés et les contradictions de la société”
Cette énigme, c’est la pierre angulaire de son cinéma. Le principe sur lequel tout repose. Mystère des êtres, de la vie, d’une pomme ou des cerisiers en fleurs : son cinéma regorge de ces scènes, de ces plans statiques et méditatifs qui marquent souvent une pause dans la fiction. Comme ces breaks que s’octroie la grand-mère de Poetry pour écouter le vent dans le feuillage des arbres. Cette relation poétique au monde offre un contrepoint aux drames qui irriguent partout ailleurs l’œuvre du cinéaste : déficience mentale (Oasis, 2002), perte d’enfant (Secret Sunshine, 2007), viol et maladie (Poetry, 2010)… Une liste de fléaux qui donne le vertige et fait de Lee Chang-dong le maître du drame coréen, un anti-Hong Sangsoo.
Lee Chang-dong est né juste après la guerre – dont le pays émergea coupé en deux à partir de 1953. “Mon enfance a vu les conséquences de trois années d’affrontements, se souvient-il. Je viens d’un milieu très pauvre et j’ai grandi sous une dictature militaire. A 25 ans, j’étais sans argent, isolé, j’avais des relations difficiles avec mon père et j’essayais de me libérer de son emprise. Je cherchais ce que je pouvais raconter et me demandais comment je pouvais changer le monde. Je suis entré à la fac dans les années 1970. A cette époque, tout le monde s’est mis à participer aux manifestations pour imposer la démocratie en Corée, moi y compris. Je ne faisais pas partie des vrais militants qui luttaient contre le régime de Park Chung-hee et allaient en prison. En choisissant plus tard l’écriture, dans les années 1980, lorsque j’étais instituteur, j’ai enfin trouvé un moyen de critiquer les ambiguïtés et les contradictions de la société.”
Une allégorie sur les inégalités sociales
Dans ses romans, qui constituent la première partie de sa carrière, Lee Chang-dong a pu parler, dit-il, “des humains qui souffrent, en collant à leur désarroi intérieur” (citons Nokcheon, publié en 2005 au Seuil). La fin des années 1990 marque son passage à la réalisation avec Green Fish (1997), une ascension dans le monde de la pègre, puis Peppermint Candy en 2000, sur le passé dictatorial de la Corée. Mais alors que l’année 2003 est l’une des plus prolifiques du cinéma de genre coréen, avec les sorties simultanées de Old Boy (Park Chan-wook), Memories of Murder (Bong Joon-ho) et Deux sœurs (Kim Jee-woon), le metteur en scène est nommé ministre de la Culture.
Un poste qu’il occupera pendant un an et demi et qu’il évoque non sans un brin d’ironie. “Je ne voulais pas devenir ministre et je me suis dérobé à plusieurs reprises. J’avais peur de perdre mon statut d’artiste outsider en entrant au gouvernement. Mais j’ai continué d’examiner les choses avec une certaine distance. Etre ministre m’a permis d’observer de l’intérieur les mécanismes du système politique. Mais au fond, je ne suis pas certain que cette expérience m’ait beaucoup apporté.”
D’après Lee Chang-dong, l’effet de la politique sur la vie des gens est “invisible”. Alors que le cinéma, par ses métaphores, permet de faire surgir des vérités. Burning, avec ses deux héros antagonistes, déploie ainsi une allégorie féroce sur les inégalités en Corée. Une société déchirée entre une petite population d’ultrariches et la classe pauvre, entre villes et campagne, conduisant à une double impasse, selon l’interprétation qu’on donne au film : le meurtre ou son fantasme tout aussi morbide.
Les échos du conflit coréen
“Les inégalités sociales en Corée ne font que s’accroître. La fortune des riches progresse chaque année alors que les classes modestes connaissent une précarité jamais vue auparavant. Le problème, c’est qu’aujourd’hui on ne voit pas ces disparités parce que le monde global a l’air plus évolué et développé, plus pratique et décontracté. Avant, les classes sociales étaient très apparentes. Aujourd’hui, même un jeune qui gagne très peu d’argent porte des baskets Nike et va dans des coffee-shops. Les modes de vie tendent à s’homogénéiser en apparence à travers une sorte de culte du cool mondial. Cela contribue à une illusion d’égalité entre les gens.”
En plus de l’absolue complexité d’une société néolibérale avec laquelle il se sent peut-être en décalage, survit le spectre de la guerre et la déchirure, ancienne, avec la Corée du Nord. Une scène stupéfiante montre comment le héros de Burning, qui vit dans une ferme à quelques kilomètres de la frontière entre les deux pays, entend de sa maison les messages de propagande communiste déversés par les haut-parleurs. Comme si ce conflit était une plaie ouverte empoisonnant l’inconscient du pays.
Cela n’empêche pas Lee Chang-dong d’espérer : “La Corée du Nord ne peut qu’évoluer. Elle ne peut plus tenir en restant aussi isolée, surtout depuis les sanctions de l’ONU. Tout l’incite à s’intégrer à la scène internationale.” Cet optimisme lumineux, c’est celui de tous ses films, où il est toujours, en dépit de l’adversité, permis de garder espoir.
Burning de Lee Chang-dong. En salle le 29 août