Fable politique corrosive, farce foutraque, déconnante et hilarante, Bulworth sort enfin sur les écrans français. Warren Beatty cinéaste réussit là ce qu’il a toujours fait de mieux : filmer son corps d’acteur en majesté. Bulworth ou le film dont personne ne veut. Sorti sur les écrans américains au début de l’été 98, présenté à la […]
Fable politique corrosive, farce foutraque, déconnante et hilarante, Bulworth sort enfin sur les écrans français. Warren Beatty cinéaste réussit là ce qu’il a toujours fait de mieux : filmer son corps d’acteur en majesté.
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Bulworth ou le film dont personne ne veut. Sorti sur les écrans américains au début de l’été 98, présenté à la Mostra de Venise au mois de septembre suivant, le film de Warren Beatty nous arrive avec presque deux ans de retard. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que la Fox n’a pas l’air d’en attendre grand-chose (même le dossier de presse est cheap, à l’image de cette sortie en catimini), surtout après que Beatty a renoncé à concourir aux primaires du parti démocrate, son camp de toujours. Annette Bening ne sera pas First Lady, et Beatty va avoir bien du mal à se remettre du bide américain du film, qui s’est fait uniquement parce que la Fox lui devait encore un « petit film » après Dick Tracy (voir le remarquable article de Kent Jones dans le n° 526 des Cahiers du cinéma). Restent les couvertures de magazines consacrées au couple. Sinon, Bulworth, tout le monde s’en fout. Comme tout le monde se fout de Warren Beatty.
De ses débuts dans La Fièvre dans le sang (Kazan, 1961) au triomphe multi-oscarisé de Reds (1981), le petit frère de Shirley MacLaine semble avoir mangé son pain blanc d’acteur-réalisateur-producteur à succès, respecté du Tout-Hollywood et à la maniaquerie devenue légendaire. Après L’Internationale de Reds et l’idylle avec Diane Keaton, il y a eu le désastre d’Ishtar (Elaine May, 1987) et l’idylle paris-matchée avec Isabelle A., puis le passionnant et mal aimé Dick Tracy (1990) et l’idylle In bed with Madonna, avant les calamiteux Bugsy (Levinson, 1991) et Love affair (Glenn Gordon Caron, 1994, un bien inutile remake d’Elle et lui) et l’idylle avec Bening, toujours de saison. Le séducteur s’est rangé, mais sa cote de cinéaste est au plus bas.
Moins ambitieux que Reds et Dick Tracy, Bulworth est un film qui mérite pourtant d’être considéré. Autant pour ses accès d’euphorie pseudo-masochiste que pour les limites à la fois modestes et surconscientes qu’il s’est lui-même fixées. En s’offrant le rôle-titre d’un sénateur démocrate de Californie en pleine dépression, Beatty fait la même chose que d’habitude : il place son corps d’acteur au centre de ses intérêts, serait-ce sur le versant de la dépréciation. Démocrate « de droite » qui ne croit plus à son propre discours réactionnaire, pantin effondré qui pleure sur son impasse personnelle et politique tout en ayant soin d’assurer l’avenir des siens en souscrivant une assurance-vie avant de commanditer son propre assassinat, Jay Bulworth est au bout du rouleau.
Rôle en or pour un acteur en majesté, puisque toute la dynamique du film est fondée sur les métamorphoses déglinguées d’un homme qui n’a plus rien à perdre ni à gagner, qui peut se permettre de se lâcher enfin en un ultime tour de piste destructeur et frénétique, qui brûle ses vaisseaux avant de larguer définitivement les amarres. Dans son bureau de Washington, alors qu’il n’a ni mangé ni dormi depuis trois jours, Bulworth zappe en prêtant une oreille distraite à ses collaborateurs. Une parmi tant d’autres, aussi mensongère et formatée que toutes les autres, son image de candidat en campagne lui est devenue insupportable. Bulworth raconte l’histoire d’une image qui veut se zapper elle-même, d’un acteur qui ne peut plus se souffrir, d’un texte insane qui ne saurait être répété une fois de plus.
Avec l’énergie du désespoir d’un lapin Duracell poursuivi par des chasseurs qu’il a lui-même mis en branle, Beatty relève le défi qu’il a lancé à son corps vieillissant de play-boy blanchi sous les sunlights, et livre un numéro éblouissant de drôlerie et d’inventivité. Il faut l’avoir vu se jeter à terre à la moindre détonation suspecte, avaler avidement tout ce qui lui tombe sous la main, et cavaler d’une étape à l’autre, d’un emploi du temps qui tourne vite à l’outing salvateur (« I like the pussy! »). Mais sa « performance » n’est pas empreinte de la gratuité pénible des rôles à Oscar. Les contorsions métamorphiques de Beatty constituent le vrai sujet du film : comment un homme politique, donc un comédien routinier et beaucoup trop sûr de ses effets, quitte les rivages balisés de son emploi pour redécouvrir à vue le sens du jeu et les plaisirs de l’improvisation. Face à son électorat potentiel, dans une église noire de South Central, Bulworth oublie son discours creux à propos du « nouveau millénaire » et se met soudain à dire la vérité toute nue. Lui-même n’en revient pas. Cet abandon des faux-semblants se double d’une folie mimétique qui le transforme en rappeur-scratcheur très amateur mais plein de bonne volonté dans une boîte black où on le confond avec George Hamilton, un acteur de la même génération que Beatty mais encore plus ringard que lui !
Le film trouve alors son rythme, calqué sur celui de son personnage principal, qui n’a toujours pas fermé l’œil, et avance à l’arraché, en ingérant les éléments les plus dissonants pour s’en nourrir et les recracher aussitôt, amplifiés et déformés, passés au tamis d’un corps de plus en plus étrange à mesure que les ajouts s’y accumulent. Jusqu’à ce que Jay Bulworth ait complètement changé de peau, tel un Zelig rappisé jusqu’à l’os, jusqu’à ce qu’il n’ait plus du tout envie de mourir, littéralement régénéré par le bain d’altérité farceuse dans lequel il s’est soudain laissé flotter.
En plus du grandiose numéro de Beatty, le charme foutraque de Bulworth tient aussi à la tension féconde entre la lourdeur métaphorique de son discours politique (« Baisons tous ensemble jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de couleurs ! », un programme intéressant quoiqu’un peu court…), le soin trop ouvertement « artistique » apporté à sa fabrication (image de Storaro, musique de Morricone, tout ça presque trop bien léché), et l’impression de bordel généralisé qui se dégage de l’ensemble. Alors qu’il est le centre constant de son film, Beatty n’a de cesse de multiplier les personnages secondaires, les silhouettes, Larry King compris, et les intrigues parallèles (la fausse piste du tueur à lunettes noires, l’hébétude tordante du conseiller qui sombre dans la coke, le développement de l’histoire d’amour entre Bulworth et Nina, interprétée par l’adorable Halle Berry…). Tout le talent de Beatty cinéaste réside dans une virtuosité très consciente d’elle-même mais qui ne penche jamais ni dans une maîtrise trop ouvertement surplombante ni dans le typage fictionnel et social. Si Bulworth est évidemment l’occasion pour Beatty d’affirmer franchement ses opinions libérales (au sens américain de ce mot, c’est-à-dire « de gauche ») et son indignation amusée mais non feinte devant la tiédeur man’uvrière d’un parti démocrate de plus en plus droitier et corrompu, le film est trop enlevé et pas assez sage pour tourner au tract de précampagne ou au ballon d’essai pour une éventuelle carrière politique. Même si on a pu le soupçonner de draguer l’électorat noir (peine perdue…), Bulworth fonctionne plutôt comme une soupape de sécurité aux ambitions réelles ou supposées du candidat Beatty, une façon de les étouffer dans l’œuf avec un grand éclat de rire plutôt qu’un tremplin électoraliste prémédité. Comment penser se faire élire après avoir commis une telle charge ?
Ouvertement iconoclaste dans son approche du cirque médiatique et volontiers outrageant pour le système politique américain, Bulworth est trop déconnant pour être réduit à son aspect de fable politique corrosive. Même si Beatty rappelle qu’il appartient à la génération Kennedy et qu’il a été l’acteur principal d’A cause d’un assassinat de Pakula (The Parallax View, 1974), quand il remet sur le tapis l’éternel trauma américain du meurtre politique, il est trop profondément homme de spectacle pour se contenter de faire la leçon. Si Bulworth finit par toucher autant qu’il a fait jubiler, c’est que Beatty sait aussi jouer de la veine sentimentale en introduisant un élément de suspens moral : une fois que Bulworth aura fini par s’effondrer après cinq jours sans sommeil, se réveillera-t-il aussi dégueulasse qu’avant sa crise de sincérité ? Ses résolutions nouvelles auront-elles résisté à l’apaisement de son délire verbal ? Avec le « Alors, tu viens ? » final adressé à Nina, Beatty satisfait aussi les midinettes que nous sommes et ancre fortement son personnage dans le cercle très fermé des héros à l’ancienne, mettons à la Capra, qui ne quittent pas si facilement le rêve qu’ils se sont fabriqué. Cette avant-dernière séquence est assez riche de promesses tenues pour faire oublier la toute fin du film, si symbolique et attendue qu’elle en devient pesante. Mais même cette ultime faute de goût bien dans la manière de Beatty, toujours en lutte avec sa propension à la lourdeur, ne parvient pas à faire oublier que Bulworth est un clip politique de rêve en même temps que le petit grand film d’un auteur américain injustement minoré.
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