Après Versailles rive gauche et Dieu seul me voit, retour de Bruno Podalydès et de la comédie naturaliste familiale. Solaire et libre, drolatique puis inquiétant, Liberté-Oléron est un film mineur réussi, avec deux personnages formidables, catalyseurs d’un enchaînement burlesque de catastrophes : un voilier et la mer.
Trois ans après le très ambitieux et proliférant Dieu seul me voit, Bruno Podalydès revient avec une uvre volontairement « mineure », un film de vacance(s) au naturel qui lorgne du côté de Rozier et de Thomas, une épopée maritime ramenée à l’échelle d’une chronique familiale contemporaine.
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Ça commence comme Harry, un ami qui vous veut du bien. Départ en vacances d’une famille avec enfants, vue de l’intérieur de son auto. Seules différences : les enfants ne geignent pas, ils dorment il n’y a pas d’angoisse et Jacques, le papa débordé par sa smala, ne rencontre pas un copain infernal pétri de bonnes intentions. Donc, faute de perturbation, de remise en question de sa paternité écrasante, c’est Jacques Monot (Denis Podalydès) qui va lui-même se mettre en danger.
Le désir de ce papa-grenouille de se faire aussi gros qu’un bœuf s’exprime d’abord métaphoriquement. Dès son arrivée sur la plage, Jacques s’active frénétiquement à gonfler tout ce qui lui tombe sous la main : bouées de toutes tailles, de toutes sortes, canot pneumatique. Comique de répétition et d’accumulation garanti. Une fois gonflé à bloc, le jeune paternel de famille nombreuse va tenter de se conformer à l’image virile, quasi machiste, en tout cas traditionnelle, qu’il se fait de sa fonction. Genre « je sais tout, je suis le plus fort, le plus malin, je domine la situation ». C’est du hiatus entre la réalité et la représentation de ce cliché idéal que provient toute la drôlerie du film. But du jeu : montrer comment « mon père ce héros » devient « mon père ce zéro ».
Au sens plus large, toute la dynamique de cette comédie naît du choc frontal entre la théorie et la pratique, entre la fiction et le réel qui lui résiste. Liberté-Oléron, c’est un peu Du côté d’Orouët de Jacques Rozier, trente ans après. Même contexte balnéo-estival, mêmes employés du secteur tertiaire en congés payés, cette fois casés et chargés de famille, même sens de la durée propice aux maladresses des personnages, aux accidents de la mise en scène. Bruno Podalydès transforme ce qui pourrait être une comédie catastrophe rythmée à l’américaine (un remake lui pend au nez) en récit elliptique, déconstruit, plein de trous, de temps morts et de précipitation excessive. Certes, Podalydès n’est pas tout à fait Rozier, modèle de tous les cinéastes naturalistes (Thomas et Pialat compris), mais il retrouve ici des bribes de son art de l’improvisation, de la vacance, de la syncope, du déséquilibre.
On n’a pas encore parlé de l’essentiel : le bateau acquis à la suite d’un bluff du père frimeur ; un voilier d’occase « version dériveur lesté », nommé Zigomar et rebaptisé Liberté-Oléron, qui draine toute l’énergie du film et de ses personnages. Energie langagière : carburant de la prétention de Jacques Monot et des rebuffades qu’il subit de la part du vendeur du bateau et de son employé.
Energie dramaturgique ensuite : les clichés du cinéma d’aventure maritime sont contrecarrés par l’incompétence du héros. Suspens désopilant de la mise à l’eau du rafiot qui manque d’écraser Jacques comme une crêpe, et surtout climax dantesque, où la panique nourrie par les insultes du père hystérique conduit la famille à quitter le navire.
L’idée géniale du film, c’est tout simplement l’utilisation de la mer, garante absolue de la vérité documentaire des situations. Quand Guilaine Londez (la mère) est à moitié engloutie dans l’eau, ce n’est pas du cinéma, c’est vrai. De là surgit une dimension hédoniste, au corps défendant des personnages, acharnés à paraître au lieu d’être, qui s’exacerbe lors de la formidable scène où Gaboriau, le paysagiste bidon, fait à la famille coincée une poilante démonstration de naturisme. De naturisme à naturel, il n’y a qu’un pas.
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Tu as une espèce de présence/absence dans la sphère publique, tes films marchent bien mais on ne te voit pas souvent. Comment vis-tu ce statut un peu flou dans le cinéma français ?
Bruno Podalydès Tout ça est un peu inconscient. Déjà, il y a du temps entre mes films. Des fois, je ne rends pas l’invitation à une soirée, je me fais oublier. Plus généralement, il m’est nécessaire d’avoir le sentiment de repartir à zéro à chaque fois, y compris dans mes liens avec les gens. Par exemple, je pensais vivre mieux le tournage de Liberté-Oléron parce que c’était mon quatrième film et pas du tout, j’avais le sentiment de tout recommencer. Même à l’intérieur de mes films, je ne capitalise pas sur la scène d’avant. Dans la vie de tous les jours, c’est pareil, j’essaie toujours d’être dans un état neuf. C’est vrai aussi que j’aime bien prendre les transports en commun, me fondre dans l’anonymat, être transparent.
C’est l’inverse avec ton frère Denis qui, lui, est à présent solidement identifié dans le paysage des acteurs.
Il y a peut-être un effet compensation, comme dans Faux-Semblants de Cronenberg. C’est sans doute une théorie fumeuse, mais peut-être que plus il apparaît, plus je disparais.
Après un film ambitieux et difficile à faire comme Dieu seul me voit, as-tu envisagé consciemment Liberté-Oléron comme un film mineur ?
C’est vrai que j’étais assez ambitieux en attaquant Dieu seul me voit, dans les questions que je me posais sur la société, la démocratie… Et je me suis fait un peu cueillir sur celui-là. Avec Denis, on était partis il y a une dizaine d’années sur un film ayant pour sujet la voile terreau d’anecdotes assez drôles, du genre le bateau suspendu aux amarres. On avait écrit les deux tiers du scénario, puis on a laissé reposer pendant des années. Inconsciemment, on avait arrêté la première mouture au moment où la famille s’embarque vers l’île d’Aix. On sentait qu’il fallait passer par une crise familiale, mais on n’était peut-être pas encore mûrs pour la mener à bien. Depuis, on a un frère qui s’est suicidé il y a quatre ans, j’ai eu des enfants… Beaucoup d’événements se sont produits. Quand on a repris le film, il était chargé de tout ça. Certains me reprochent le basculement de la dernière partie, mais moi je n’aurais jamais tourné ce film sans cette partie finale. Pour prendre une métaphore de voile, cette partie est la quille du film.
La part autobiographique est-elle importante ?
J’ai fait de la voile quand j’étais enfant, mais ce n’est pas le plus important. Tout réalisateur français rêve, à mon avis, de filmer le grand canyon, les grands espaces. Ce qui me plaisait en tant que réalisateur, malgré la petitesse du sujet, c’était de retrouver un parfum de film d’aventures, d’épopée, dans des dimensions très réduites, certes, mais avec les mêmes aspirations, le même mouvement. Ce type de décalage me plaît beaucoup. L’île d’Aix, je la filme comme une île lointaine, avec un volcan… C’était mon plaisir sur ce film : le temps d’un plan ou d’un instant fugitif, je pensais à une bataille de pirates.
Cette aspiration au film d’aventures est bien là, mais toujours ancrée dans le quotidien très présent et concret d’une banale famille actuelle.
Ancrée, voire empêchée (rires)… C’est toute la dialectique de ce film qui se résume quasiment dans son titre. D’un côté la liberté, de l’autre Oléron avec son « o » bien fermé. Le dernier livre que j’ai lu avant d’aborder le film, c’est Sinbad le marin, que j’ai beaucoup aimé.
Tu es tintinophile. As-tu pensé aux grandes aventures maritimes de Tintin ?
Ça me poursuit, mais inconsciemment. Je n’y ai pas directement pensé, à part peut-être pour les séquences de rêves. J’aime beaucoup les rêves chez Hergé, la façon dont il représente l’inconscient. Mais sinon… J’ai visité l’expo Tintin et la Mer, et j’ai trouvé ça un peu étouffant.
Liberté-Oléron est tout sauf étouffant, il est grand ouvert dans le filmage, la façon de regarder les gens. Ce titre ne reflète-t-il pas aussi ta façon d’envisager le cinéma comme un mélange de liberté et de structure ?
Même si je fais une comédie, je me sens tragiquement sérieux à chaque étape, mais je ne prends pas au sérieux l’étape précédente. Si un comédien ne trouve pas ses mots, je fais mine d’oublier ce que j’ai dit ou fait avant. Je demande souvent à la scripte de me rappeler où on en est. J’entretiens une fausse amnésie qui m’est nécessaire, j’essaie toujours d’être dans l’instant présent. Quand, comme moi, on écrit, tourne, puis monte, on se sent totalement libre de remettre en cause ce qu’on a fait avant. Comme en plus il s’agissait de la mer, tout était remis en cause chaque jour, ne serait-ce que d’un point de vue pratique. J’en reste toujours à un exemple datant de Versailles rive gauche : l’appartement était tellement petit que c’était un moteur puissant dans le processus du film. Il faisait tellement chaud qu’il valait mieux que la première prise soit la bonne, je ne pouvais pas filmer dans la salle de bains alors qu’on avait prévu une scène où Denis (Podalydès) se lavait les dents, donc il s’est finalement lavé les dents dans le salon, ce qui lui permettait de ranger en même temps, puis je lui ai demandé de faire un son de brosse à dents, et il est parti dans un concerto pour brosse à dents, que j’ai gardé en son off et qui représentait, au final, son agitation intérieure, etc. Et tout ça parce que la salle de bains était trop exiguë ! Les contraintes doivent s’organiser au profit du film. Cette question de l’aléatoire qui sert le film me passionne. Souvent, je me dis « Heureusement que là il s’est mis à pleuvoir, heureusement qu’il n’était pas d’accord, heureusement que Machin a refusé le rôle » (rires)…
Comment filme-t-on en pleine mer ?
On passait des heures en mer, debout sur des barges d’ostréiculteurs. C’était assez beau à voir : quinze personnes debout, et comme la barge était pleine, l’eau recouvrait le pont. On avait l’impression que c’était quinze Jésus marchant sur l’eau. J’ai vu le making off des Dents de la mer : Spielberg filmait ce genre de scène caméra à l’épaule. Même dans un film à gros moyens, quand on est en mer, c’est retour direct à la modestie. Cela dit, ne vous marrez pas, mais en faisant ce film, j’ai aussi beaucoup pensé à Titanic : les deux films sont la chronique d’un naufrage annoncé.
Liberté-Oléron est aussi une comédie. Comment fait-on une comédie avec les personnages et pas contre eux ?
Je n’ai pas de méthode, c’est une conjonction de divers éléments. Il y a un truc que je ne supporte pas, notamment dans de nombreux films américains, c’est qu’on me ferme le sens, qu’on m’oblige à penser un truc du plan et un seul. Si je dois expliquer à un acteur « Fais comme ci ou comme ça », je considère que c’est un échec. Je m’assure juste que nous avons la même histoire en tête. Les nuances d’une comédie se jouent entre l’écriture et la réalisation, et puis le choix des acteurs compte beaucoup : c’est bien d’avoir des acteurs qui vont aller un peu contre le personnage, sans tomber non plus dans le cliché du contre-rôle.
La légèreté du ton n’empêche pas la dureté de certaines scènes.
Je voulais traiter de front l’idée de violence familiale. Je ne supporte pas qu’on frappe les enfants et je sens que cette question est encore un peu taboue en France. Je ne parle pas des violences de parents alcooliques, mais des petites baffes ordinaires banalisées.
Certains psys diraient que les claques sont un contact physique, donc aussi une preuve d’amour.
Oui, on peut le dire en théorie, mais quand même… Cela dit, je suis aussi tout à fait contre ce qui se passe en Amérique du Nord où l’enfant est surprotégé à un degré extrême : si tu ne tiens pas la main de ton môme, on te dénonce ! Moi, je viens d’une famille méditerranéenne où ça cognait dans tous les sens (rires)… Mais je n’aime pas les claques, ce sont des petites humiliations quotidiennes. On peut aller loin dans les raisonnements qui justifient les coups : je donne une claque à mon fils, donc il ne va pas m’aimer, donc je vais lui rendre sa liberté. Non, un coup reste un coup. Et puis très bêtement, je pense que si on cogne les mômes, après, ils cognent aussi.
En dehors de la violence, tu filmes aussi les moments triviaux et intimes d’une famille, comme la scène du pet, ou celle du bouton d’acné.
Ces trucs-là sont typiquement famille. Je ne me serais jamais cru capable d’oser le gag du pet, qui est vraiment un gag de base très potache. Et c’est en vieillissant que je me le permets, peut-être pour ne pas déprimer. On a bien rigolé à le tourner. Pour que le son du pet soit émis dans le synchronisme de la scène, il se pose des problèmes pratiques vraiment drôles. Je répétais moi-même le son du pet avec la bouche, et c’était un fou rire à chaque prise. C’est toute la difficulté de mettre en scène une odeur ! Déjà dans Voilà, le petit bébé pétait. J’aime bien ce genre de familiarité. Des fois, je trouve que les Américains sont tellement naïfs à jouer hypersérieusement des conneries. On les envierait presque de parvenir à être aussi sérieux et professionnels dans des moments aussi ludiques. J’ai vu récemment une nana jouer un pilote de sous-marin, un truc invraisemblable, et pour eux, c’est comme un honneur d’être désigné pour tel rôle, et il faut assurer béton, avec le plus grand sérieux, sans penser une seconde que tout cela est éventuellement risible.
Il y en a un en France qui s’en sort remarquablement dans cet entre-deux entre sérieux et ludisme, c’est Resnais. Il arrive à élever toutes sortes de matériaux. Par exemple, la bande dessinée au cinéma est plutôt un truc qui me ferait fuir, mais pas avec Resnais. Regarde Smoking/ No smoking, avec la collaboration de Floc’h. Ou On connaît la chanson avec les tubes populaires. J’admire beaucoup chez Resnais cette façon de rester enfant avec une immense intelligence des choses, sans la moindre trace de distanciation hautaine ni de second degré.
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Liberté-Oléron, de Bruno Podalydès, avec Denis Podalydès, Guilaine Londez, Patrick Pineau.
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