Vilain petit canard d’Hollywood, Brian De Palma prend un malin plaisir à cracher dans la soupe. Son nouveau film, Snake eyes, est le reflet de l’éternel combat entre un cinéaste visionnaire et l’infinie médiocrité du système. Il peut aussi se voir à la lumière de son enfance marquée par l’affrontement, la trahison et l’éclatement : de Home movies à Snake eyes, son oeuvre est l’une des plus intimes qui soient.
En 1958, Brian De Palma a 18 ans. Il vient de terminer ses études au Sarah Lawrence College de Philadelphie lorsque, coup sur coup, il reçoit deux chocs qui vont changer sa vie. D’abord, il découvre au cinéma Sueurs froides (Vertigo) d’Alfred Hitchcock, dans sa copie d’origine en Vista Vision. C’est le premier film du maître que le jeune De Palma voit en salles et il ne l’oubliera jamais. Quinze ans plus tard, il en tournera même un palimpseste, Obsession, qui aujourd’hui encore reste l’un de ses meilleurs films et le détonateur du malentendu qui le liera à Hitchcock sa carrière durant.
Le second choc, plus profond, l’affectera de manière considérable en même temps qu’il fournira la vraie clé de son oeuvre à venir. Troisième fils d’un chirurgien orthopédique et d’une femme au foyer dépressive, qui l’avait choisi comme confident, Brian De Palma acquiert pendant l’été 1958 la conviction que son père trompe sa mère avec l’une de ses infirmières. Obsédé par l’idée d’apporter la preuve de l’adultère à sa mère et lui permettre ainsi de divorcer , Brian se met à espionner son père nuit et jour. Bricoleur de génie, il met au point un système pour enregistrer ses conversations téléphoniques. Malheureusement, celles-ci ne se montrent guère révélatrices.
Pas découragé pour autant, Brian consulte l’un de ses amis avocat qui lui assure que le meilleur moyen d’arriver à ses fins serait de surprendre son père en flagrant délit. Une nuit d’été, le jeune homme pète les plombs. Tout de noir vêtu, le visage passé au bouchon, il s’équipe d’un couteau de combat et fonce vers le bureau de son père, au Jefferson Medical College de Philadelphie, où celui-ci est supposé rencontrer sa maîtresse. Une fois sur place, Brian ne parvient pas à ouvrir la porte avec sa clé. Irrité, il défonce le carreau de la fenêtre et s’entaille la main. Dégoulinant de sang, il s’élance vers le premier étage où il se retrouve face au docteur Anthony De Palma. « Où est-elle ? » s’exclame le garçon, poignard à la main. « Tu es complètement fou » lui répond son père. Mais Brian ne s’avoue toujours pas vaincu. Frénétique, il entreprend de fouiller le bâtiment de fond en comble. Pièce par pièce. Au bout du compte, il trouve ce qu’il était venu chercher : devant lui, vêtue de sa seule petite culotte, se tient l’infirmière qu’il soupçonnait depuis toujours. Soudain mal à l’aise, Brian ne sait plus quoi faire. Il la dévisage quelques secondes puis tourne les talons en lançant au passage à son père : « Rendez-vous au tribunal. »
Cette scène hallucinante semble tout droit sortie d’un thriller de Brian De Palma et d’une certaine manière elle l’est, puisque vingt ans plus tard le réalisateur la recréa dans ce qui demeure son film le plus autobiographique (et le plus méconnu), Home movies. « J’en ai fait une comédie, avoue aujourd’hui De Palma, pourtant à l’époque ça n’était pas particulièrement drôle. »
L’incident éclaire pourtant de manière révélatrice les quelque vingt-cinq films tournés par le réalisateur à ce jour. Aveuglés par les références que De Palma leur jetait au visage depuis ses débuts, les critiques avaient toujours refusé de voir que son oeuvre était l’une des plus intimes qui soient. Davantage que Spielberg, Lucas, Scorsese et Coppola, ses compagnons de route, De Palma n’a jamais parlé d’autre chose que de lui et du grand drame de sa vie, à savoir l’éclatement de sa famille et la culpabilité qu’il éprouva d’en avoir été l’artisan.
De Greetings à son dernier film Snake eyes, on retrouve les échos de l’incident du Jefferson Medical College. A chaque fois, les films racontent l’odyssée d’un héros obsédé, qui se ferme au monde qui l’entoure afin de mieux résoudre un puzzle oedipien. Une fois complété, celui-ci provoque la perte des êtres aimés, ou les fait apparaître sous leur vrai visage monstrueux. Devenu voyeur pour résoudre l’énigme, le héros sort généralement brisé de l’aventure. Emotionnellement mort, il est réduit à errer dans un no man’s land, définitivement en marge de la société. Sa seule occupation : se repasser indéfiniment le film de son autodestruction. Artisan de son propre malheur, le héros depalmien est un monstre qui a eu le malheur un jour de se retourner contre son créateur.
Et Brian De Palma ne s’est jamais senti plus monstrueux qu’en ce jour de 1958, lorsque ses parents divorcèrent, suite à son expédition nocturne au Jefferson Medical College. Il était arrivé à ses fins mais, ce faisant, il avait tout perdu. Il avait fait voler le « home » en éclats et n’était ensuite jamais parvenu à le reconstituer. Marqué à vie, il allait devenir le cinéaste de la séparation, de la fracture, de l’éclatement « blow out » ne signifie d’ailleurs pas autre chose en anglais. Travaillant l’image en profondeur, il allait y inscrire la faille qui l’habitait en la sectionnant, la décomposant, la multipliant. Témoin, cette figure de style du split screen, qui devint sa marque de fabrique dès Dionysus in ’69, l’une de ses oeuvres de jeunesse, et jusqu’à Snake eyes. L’un de ses premiers thrillers, Soeurs de sang, utilisait même cette technique pour raconter un autre drame de la séparation, celui de deux siamoises.
On comprend que le jeune Brian De Palma ait été fasciné par Jean-Luc Godard dont tous les films se proposent justement de casser les formes et les codes du cinéma. De Palma avoua d’ailleurs à ses débuts qu’il voulait être le Godard américain. Et il est vrai que ses premiers opus font énormément penser aux oeuvres de la Nouvelle Vague française. Tournés dans les rues, caméra à l’épaule, Greetings, Hi, Mom! ou encore The Wedding party multiplient les artifices pour faire sentir à tout moment au spectateur qu’il est au cinéma. Imparfaits mais débordants d’énergie, ces films reflétaient aussi l’esprit des années 60 et de la contre-culture. On y contestait le pouvoir en place et l’establishment.
Encore aujourd’hui, Brian De Palma garde ses distances face au système, et plus particulièrement Hollywood. En cela, il est resté fidèle à ses principes, alors que la plupart de ses collègues sont rentrés dans le rang.
Même s’ils utilisent les plus grandes stars du cinéma américain (John Travolta, Tom Cruise, Kevin Costner, Al Pacino, Robert De Niro, Nicolas Cage), les films de De Palma ont quelque chose de spécial. Le plus souvent, ils dénoncent le pouvoir corrupteur de l’argent et des corporations tout en mettant en scène des héros impuissants, incapables de se comporter en héros hollywoodiens. Manipulés par des forces obscures, ces protagonistes sont des individus névrosés en qui le grand public américain a souvent du mal à se reconnaître, d’où l’échec de ses films au box-office. Contrairement à Hitchcock, qui faisait toujours en sorte que le public s’identifie à un jeune premier innocent (alors que lui s’identifiait au méchant), De Palma ne lui laisse pas ce choix. Chez lui, tout le monde est coupable et ceux qui ne le sont pas meurent. Ses héros sont d’ailleurs généralement doubles : un personnage impuissant et son négatif. Lequel des deux est le plus monstrueux ? Dès lors, on comprend que c’est davantage du côté du Tod Browning de Freaks que se situe le cinéaste tératologue.
Mais ce thème du double, qu’il partage avec de nombreux réalisateurs, De Palma se l’est approprié une fois encore à la lumière de son expérience familiale. On a vu à quel point son conflit avec son père avait pu nourrir sa mythologie personnelle en lui inspirant le thème du complot de famille (Obsession, Carrie, L’Esprit de Cain, Mission : impossible) comme celui de l’enfant vengeur (Obsession, Carrie, Furie, Pulsions). La figure du double, du modèle à dépasser lui fut quant à elle suggérée par le duel fondateur qu’il entretint toute sa jeunesse avec son frère Bruce.
Premier fils des De Palma, Bruce était le chéri de la famille. Idolâtré par sa mère, vénéré par son père, il était un génie de la physique et s’illustrait dans tous les concours universitaires. Brian de son côté était « l’accident », l’enfant non désiré, arrivé par erreur. Toute sa jeunesse, il souffrit du manque d’attention et d’amour que ses parents lui témoignèrent. Très vite, il devint jaloux de Bruce et se dit que le meilleur moyen de briller devant sa mère serait de battre son grand frère dans tout ce qu’il entreprendrait. Comme Bruce était un génie des maths, Brian se mit à la cybernétique. Très vite, il en devint expert. Encore adolescent, il remporta le premier prix d’un concours scientifique avec un projet intitulé « L’application de la cybernétique aux équations différentielles ». Mais pour ses parents, il restait celui qui voulait imiter Bruce. Brian avait beau dépasser son frère, l’écraser à plate couture avec ses résultats, sa mère ne le regardait pas.
Ce duel effréné définira pour toujours la personnalité de Brian De Palma. Il lui apportera l’esprit de compétition, qui l’aidera à survivre plus tard dans le monde du cinéma et, surtout, il sera à l’origine du lien étrange qu’il entretiendra avec l’univers d’Hitchcock. En effet, pour donner le meilleur de lui-même, Brian aura toujours besoin de se mesurer au génie de la matière à laquelle il s’attaquera. Pour la physique, c’était Bruce. Pour le cinéma, ce sera Hitchcock. La création passe d’abord par une compétition avec un référent admiré. Adolescent, ses parents se moquaient de lui lorsqu’il leur avait fait comprendre qu’il voulait se mesurer à Bruce. Comment lui, le benjamin, osait-il défier le génie de la famille ? Vingt ans plus tard, quand il tournera Soeurs de sang, son premier thriller, les critiques lui tomberont dessus de la même manière. Comment lui, jeune débutant américain, pouvait-il se mesurer à Hitchcock ? Et la polémique continuera longtemps. Nul besoin de dire que les critiques négatives ont fait plus de bien que de mal à Brian De Palma. Quelque part, elles lui rappelaient les commentaires de ses parents, et elles le poussaient à faire mieux encore.
A la lumière de cet éclairage autobiographique, il est stupéfiant de voir à quel point ses personnages reflètent le rapport destructeur qu’il eut avec son frère Bruce (aujourd’hui décédé). Depuis Soeurs de sang, il y aura toujours un héros vulnérable qui imitera un être « idéal ». Pensons à Carrie, qui essaie désespérément d’être la reine de la soirée, au transsexuel Michael Caine de Pulsions, qui tente par tous les moyens de devenir une femme, à Melanie Griffith dans Body double, que l’on engage pour imiter Deborah Shelton, sans parler du Tony Montana de Scarface qui essaiera d’imiter le parrain Frank Lopez. Geneviève Bujold enfin dans Obsession, le film le plus radical de De Palma, où une fille séduit son père parce qu’elle lui rappelle sa mère disparue. Des allusions directes à Bruce sont même faites dans certains films. Le médecin de Soeurs de sang porte une tache de naissance sur le front, comme lui ; Andrew Stevens dans Furie est vénéré comme un demi-dieu.
Cet environnement familial, marqué par la compétition, l’affrontement, la trahison et l’éclatement devait tout naturellement pousser De Palma à devenir un cinéaste de la violence. Les corps démembrés, les jambes sectionnées que l’on retrouve au long de sa filmographie lui viennent de son enfance. Le docteur Anthony De Palma demandait en effet souvent à son fils de venir le voir opérer lorsqu’il était enfant. On voit ainsi comment la scène la plus violente de Scarface (lorsque Hector oblige Tony à le regarder découper Angel à la tronçonneuse) peut avoir son origine dans les souvenirs de l’enfance. Plus radicalement, il y aura toujours dans les films de De Palma un plan en plongée sur un cadavre, comme si la caméra était collée au plafond. Quand on sait que les étudiants en médecine observent les chirurgiens depuis une salle située au-dessus de la table d’opération, on comprendra là encore d’où vient cette figure stylistique.
On voit ainsi comment celui qui fut souvent jugé par les critiques comme le vilain petit canard de la génération Spielberg, le pilleur de tombeaux, l’imitateur d’Hitchcock, était en fait l’un des cinéastes les plus personnels de son époque. Son drame familial, De Palma l’a décortiqué, décomposé pour finalement le reconstituer ensuite dans des films réalisés avec un soin infini et dont les images nous hanteront longtemps. De Palma lui aussi est hanté par les images. Il le dit lui-même, elles l’habitent constamment. Il lui suffit de lire un texte pour qu’immédiatement les visions l’envahissent (un peu comme l’héroïne de Furie). De plus en plus, son cerveau ressemble à un gigantesque ordinateur dont les arborescences complexes lui permettent de concevoir plusieurs films en même temps. Le cinéaste avoue même avoir du mal à trouver le sommeil. Et là encore, il n’y a peut-être pas de personnage plus révélateur de l’univers de De Palma que celui du personnage hanté, qui cherche en plein coeur de la nuit à trouver un sens aux différentes images qui l’habitent. Après le Tom Cruise de Mission : impossible, le Nicolas Cage de Snake eyes est une nouvelle figure de la tempête qui agite jour et nuit le crâne d’un des plus grands artistes du cinéma américain d’aujourd’hui.
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