Avec Le Dahlia noir, adaptation ambitieuse du
roman de James Ellroy, Brian De Palma trouve
matière à décortiquer ses propres obsessions :
le mirage hollywoodien, la figure du double,
un érotisme torturé, l’imaginaire du film noir.
Rencontre.
On avait quitté Brian De
Palma – un des meilleurs cinéastes
américains en activité,
le plus flamboyant et
torturé sans doute – sur plusieurs
échecs publics aux
Etats-Unis suivis de Femme
fatale, un intermède français
passionnant par ses aspects
expérimentaux, mais peu enclin
à le réconcilier avec les sommets du boxoffice.
Le Dahlia noir, adaptation réussie du célèbre
roman, reprise des mains de David
Fincher, permet à De Palma de signer un polar
assez somptueux capable de plaire au
grand public et de satisfaire les amateurs
d’Ellroy tout en s’appropriant la commande,
non seulement par des effets de style reconnaissables
entre tous, mais aussi par une
perversité et une intelligence à l’oeuvre dans
ses meilleurs films. Il a la réputation d’être
bourru, peu bavard et hostile aux rencontres
avec les journalistes. Il est apparu prolixe et
sympathique, même si chez lui, comme dans
ses films, le cynisme et le désenchantement
ne sont jamais très loin.
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ENTRETIEN > Etiez-vous un connaisseur ou
un admirateur de l’oeuvre de James Ellroy
avant de vous atteler au projet de l’adaptation
cinématographique du Dahlia noir ?
Brian De Palma – Le Dahlia noir est le premier
roman de James Ellroy que j’ai lu, et j’ai
découvert ensuite ses romans antérieurs. J’ai
lu Le Dahlia noir en 1992 et je l’ai aimé à la folie,
au point de lire d’autres ouvrages consacrés au
meurtre du Dahlia noir. J’étais intéressé par la façon
dont Ellroy avait transformé cette histoire
vraie en oeuvre de fiction. Avez-vous imaginé à
l’époque que vous pourriez tirer un film de ce
roman ? Non, la matière romanesque me paraissait
trop complexe. Je ne voyais pas comment on pouvait
raconter à l’écran une histoire qui se déroule
sur plus de dix ans, avec autant de personnages
importants.
Le Dahlia noir est une adaptation fidèle du
roman d’Ellroy mais c’est aussi un film très
personnel de Brian De Palma. On y retrouve
la plupart de vos obsessions : le cinéma, la
violence, le mystère de la sexualité féminine,
ainsi qu’une approche morbide de
l’amour qui mêle voyeurisme, fétichisme
et nécrophilie. Tous ces éléments sont bien sûr
dans le roman, mais le film paraît très intime.
Avez-vous apporté des modifications au scénario
de Josh Friedman ?
Oui, j’ai changé pas mal de choses, et créé des
scènes qui n’étaient pas dans le scénario original.
Les essais cinématographiques en noir et blanc
de Betty Short insérés dans le film sont une idée
à moi, qui permet au Dahlia noir d’exister en
tant qu’être humain. Je les ai tournés dans le
style “cinéma vérité », avec seulement l’actrice
Mia Kirshner et moi dans le rôle du réalisateur.
Elle se rendait à une audition et j’étais celui qui
allait tout faire pour l’humilier, la briser devant
la caméra afin qu’elle montre enfin aux spectateurs
des bribes de sa vraie personnalité.
Parce que je suis très conscient de ce que les
acteurs doivent endurer lors des auditions,
et à quel point le système hollywoodien peut
être cruel.
La voix du réalisateur que l’on entend, hors
champ, est la mienne. Cela fait partie du processus
d’improvisation dans le film. Tout était
vrai. J’étais celui qui ne sait pas encore trop
ce qu’il veut et qui pose des questions à une
actrice désespérée et prête à
tout pour décrocher un rôle.
J’ai choisi de garder ma voix
au mixage pour que ces
scènes conservent leur authenticité.
C’est comme un documentaire sur une audition.
J’ai également ajouté
tout ce qui concerne les références à L’Homme qui rit
(1928) de Paul Leni. Dans le roman, il est juste
fait allusion au personnage inventé par Victor Hugo,
Gwynplaine, et son horrible rictus. Il était important
de savoir pourquoi le visage du Dahlia
noir avait été lacéré de la sorte. L’idée de
défiguration est cruciale dans le film et il fallait
en donner au public une image très physique.
Je suis donc remonté à la source. Dans
le roman d’Ellroy, la clé de l’énigme est contenue
dans une bande burlesque des Keystone
Cops, avec le décor du lit où a également été
tourné le film porno du Dahlia noir. J’ai pensé
qu’il serait plus intéressant du point de vue du
cinéma et de l’histoire de remplacer un film
comique par le classique muet de Paul Leni
d’après Victor Hugo.
<b<La direction artistique du film est particulièrement
élégante.
Je suis toujours obsédé par l’aspect visuel de
mes films. Pour les films à costumes, il faut être
attentif au moindre détail, et j’accorde une
attention extrêmement pointilleuse
aux décors. Nous avons tourné le film à Sofia
pour des questions de budget
et nous avons tout construit làbas.
Nous n’avons tourné que deux semaines à Los Angeles,
des scènes d’extérieurs impliquant
des décors spécifiques à
la ville comme certains immeubles,
ou Hollywood Boulevard.
J’avais une équipe formidable.
Dante Ferretti, le chef
décorateur (qui a longtemps
travaillé avec Pasolini, Fellini,
et désormais avec Scorsese
– ndlr), a fait un travail remarquable.
Les décorateurs ont dessiné et construit
d’immenses décors pendant des mois à
Sofia, recréant des morceaux de ville et Hollywoodland.
Cela m’a beaucoup aidé pour concevoir
la mise en scène et mettre en valeur tous
les éléments visuels de l’histoire. Jenny Beavan,
la chef costumière, a conçu des robes et
des chapeaux magnifiques. J’adore filmer des
belles femmes, les habiller luxueusement et
leur donner une présence éblouissante à
l’écran. Les perruques, le maquillage, le rouge
à lèvres…
Le film bénéficie également d’une excellente
distribution.
Josh Hartnett était déjà impliqué dans le projet
depuis plusieurs années. Le producteur
m’a demandé mon avis sur lui. Je l’ai rencontré
et j’ai pensé qu’il serait parfait pour le rôle.
Lorsque nous avons envisagé des
noms pour les autres rôles, celui de Scarlett
Johansson fut évoqué. Je l’avais rencontrée
dans une fête quand elle avait treize ans
et nous avions discuté ensemble. Je trouvais que
c’était une bonne idée, et le
producteur était emballé. Je
l’ai appelée et elle a accepté.
Au départ, Mia Kirshner devait jouer le rôle
que tient finalement Hilary Swank.
Mais la production du film a connu de
nombreux retards et rebondissements. Mark
Wahlberg a quitté le projet et a été remplacé
par Aaron Eckhart, et à l’arrivée d’Hilary
Swank, Mia a hérité du personnage du Dahlia
noir. Quand on regarde la distribution du Dahlia
noir, on est frappé par son côté glamour. Ils
sont tous très séduisants, et font penser aux
stars de cinéma d’antan : on a vraiment envie
de les contempler sur un grand écran !
Comme souvent dans vos films, vous associez
au glamour cinématographique une vision
très noire, vraiment sordide dans le cas du
Dahlia noir, de l’humanité. Cela vous plaît de
filmer la violence la plus insoutenable dans
un décorum de sophistication et de luxe ?
Je trouve le film beaucoup moins violent sur le
plan visuel que Scarface et même Les
Incorruptibles. Ce qui est dérangeant
dans Le Dahlia noir, c’est ce qui arrive à cette
pauvre fille, et ce que le spectateur ressent
pour elle. La seule image violente est celle où
l’on voit Kate se faire couper le visage. J’ai dit
à mon producteur qu’il fallait que ce soit le bon
plan au bon moment. Des milliers de films
montrent une femme se faire tuer ou poignarder.
L’important était de construire un film et de créer
des émotions autour de ce crime. Ce qui est très
violent, c’est la façon dont elle
est morte, et ce que l’on a fait subir à son corps.
Pour moi la clé de toute cette histoire,
c’est l’incroyable photogénie de ce cadavre de
femme coupé en deux. C’est cette terrible ironie
qui m’a attiré. Cette belle fille est devenue
la plus photogénique du monde, une vraie vedette,
mais elle n’a pas eu le temps de comprendre
qu’il lui faudrait mourir pour qu’il en
soit ainsi. Les images d’elle morte sont si horribles
qu’on ne l’oubliera jamais.
<b<Plusieurs de vos collaborateurs historiques
apparaissent au générique : le directeur
de la photo Vilmos Zsigmond (Obsession,
Le Bûcher des vanités) ou le monteur Bill
Pankow (neuf films ensemble, dont Femme
fatale et Outrages). On est davantage surpris
de retrouver dans un rôle court mais
essentiel William Finley, qui fut votre acteur
mascotte dès vos premiers films d’étudiant.
Quelles sont les raisons de ces retrouvailles
inattendues ?
(Rires) Je me trouvais en face du problème suivant.
Le personnage de Georgie interprété par
William Finley n’a pas vraiment de scènes à
jouer, mais il faut toutefois qu’il marque l’esprit
du spectateur en une seule image. De la même
façon que Conrad Veidt dans L’Homme qui rit : il
suffit de le voir une fois pour ne plus jamais l’oublier. Avec sa stature et son visage, William
Finley est capable de provoquer la même réaction
auprès du public. J’ai toujours utilisé
William Finley – depuis mes premiers courts
métrages d’avant-garde jusqu’à Phantom of the
Paradise et aujourd’hui Le Dahlia noir – comme
un acteur du cinéma expressionniste muet.
Dans Le Dahlia noir, tout le monde parle de Georgie,
de son histoire, de ce qui lui est
arrivé, de ce qu’il a fait. Au
moment de la révélation finale,
il faut que le spectateur se souvienne de lui.
Une partie de la critique et de la profession vous
a longtemps reproché de copier Hitchcock avant
d’admettre l’importance et l’originalité de votre
travail.
Il n’y a rien de mal à puiser son inspiration
dans d’autres films et à connaître l’histoire du
cinéma quand on est cinéaste. Cela contrarie
beaucoup l’industrie qui est prompte à vous
accuser de vol, de plagiat ou de pillage. Je
trouve cela absurde. On construit toujours
une oeuvre sur les trésors du passé. Cela
semble beaucoup plus naturel dans les domaines
de la peinture, de la littérature, ou de
la musique.
Vous êtes parvenu à préserver votre intégrité
artistique et votre forte personnalité
d’auteur de films violents et stylisés en travaillant
au sein du système hollywoodien.
Comment vous situez-vous aujourd’hui
dans le paysage du cinéma américain ?
C’est de plus en plus difficile, car je fais des gros
films qui coûtent cher, pas des films underground.
Il faut beaucoup d’argent pour que mes
projets existent comme je le souhaiterais. Les
studios hollywoodiens ne veulent plus produire
de tels films, c’est pour cela que l’adaptation du
Dahlia noir a traîné aussi longtemps. Il suffit
d’être persévérant. Il nous a fallu pas moins de
trois ans pour réunir le financement.
C’est notre détermination qui a permis au film
d’exister. En contrepartie,
j’ai eu un contrôle artistique
total. C’est le prix à payer
pour mon indépendance. Je suis
libre de faire ce que je veux, mais
il faut me battre pour le moindre
détail : le nombre de figurants
dans le plan, une voiture en plus…
Le Dahlia noir est une production
américaine indépendante, avec
des capitaux européens. Les Européens,
à la différence des Américains,
ne sont pas obsédés par
le contrôle du montage final d’un
film, ni par l’autocensure. Universal
a fini par rejoindre la production
mais à un très faible niveau,
donc nous n’avons pas été
obligés d’accéder à leurs exigences.
Cela coûte trop cher de
faire des films à Hollywood aujourd’hui,
à moins de réaliser des films fantastiques
ou de SF, ou des films pour enfants où l’on vous
encourage à dépenser beaucoup d’argent, car
ce genre de films génère de très gros profits.
Cela ne m’a jamais vraiment intéressé de réaliser
des films de pur divertissement. Mon cinéma
a toujours été sombre et étrange, et je dois
désormais m’exiler pour pouvoir continuer à
mettre en scène les films que je veux, à moins
que je décide d’accepter des projets comme
Mission : impossible ou Les Incorruptibles, qui
sont commercialement porteurs.
Et les projets plus personnels ?
Je fais en sorte que tous mes projets soient personnels
(rires). Il faut savoir faire de temps en
temps des films qui obtiennent un certain succès
financier, et j’en suis capable, afin de pouvoir
mettre en scène les films auxquels on tient
vraiment.
Vous avez tourné Femme fatale en France,
Le Dahlia noir est une production américaine
partiellement financée et tournée en
Europe. Où vous retrouvera-t-on pour vos
prochains films ?
J’ai toujours le projet d’un thriller situé à
Venise, Toyer, produit par Tarak Ben Ammar,
et je travaille également sur un “prequel » des
Incorruptibles, qui conterait l’arrivée d’Al Capone
à Chicago, et son ascension à la tête du
crime organisé de la ville.
On connaît votre cinéphilie. Mais continuez-
vous à aller au cinéma et à voir des
films récents ?
Oui. Je vais tous les ans au festival de Toronto
pour voir un maximum de films. Cette habitude
remonte au festival de Berlin de 1968 où était
présenté mon film Greetings. J’aime partir à la
découverte des nouveaux films, à l’aveuglette.
Vous ne savez jamais ce que vous allez découvrir,
vous voyez cinq films par jour, rarement
en entier parce qu’ils ne sont pas tous bons,
mais vous restez attentif à ce qui se passe dans
le monde du cinéma, en espérant être agréablement
surpris.
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