Extrait de l’interview d’Emmanuelle Cuau, réalisatrice de Circuit Carole, qui évoque sa rencontre avec Robert Bresson, sur le tournage de L’Argent en 1983, alors qu’elle avait 18 ans et était en fac de Lettres (interview publiée dans Les Inrockuptibles Hebdo n°99 du 9 avril 1997).
?(?) Mes premiers souvenirs, c’est surtout la façon dont Bresson épuisait ses modèles’ : je me souviens qu’il avait fait 45 prises sur un plan où il y avait juste un mot à dire, jusqu’à ce que ce soit le plus neutre, le plus plat possible, et je n’arrivais pas du tout à percevoir les différences entre les prises. Ça me fascinait mais j’étais un peu effrayée. Quand un assistant est venu me voir pour me demander si je voulais faire de la figuration dans les scènes du tri postal, j’étais très contente. Mais même pour moi, qui n’avais qu’une petite scène, il faisait dix prises de mes mains alors que je n’avais rien à faire, juste à prendre une enveloppe et la poser. J’avais honte, je devenais rouge, j’étais persuadée d’avoir les mains rouges. (?) Lorsque le tournage s’est terminé, il m a dit que je pouvais assister à toute la postproduction à Boulogne. Pour moi, c’était un peu le rêve (?) Je me souviens de ce plan où Yvon prend une bêche, ramasse des pommes de terre dans le sol. Pour trouver le son juste, il a fallu une journée et demie, rien que sur ce plan. (?) on comprenait au fur et à mesure la finalité des petits détails que Bresson ajoutait. Avec lui, le moindre son prend une importance faramineuse. On ne travaille plus tellement le son comme ça et on n’est plus très habitué à cette minutie. (?) Après, j’ai passé le concours de l’Idhec et, par un heureux hasard, j’ai été reçue. (?) ? il était très mécontent parce qu’il disait que ce n’était pas dans une école qu’on apprenait le cinéma. Il disait que ce qu’il faut faire, c’est marcher dans les rues, écouter, regarder et peindre les objets, les dessiner, vivre comme ça, un peu de l’air du temps. (?) Avant de faire du cinéma, il dit qu’il a été peintre, mais je n’ai jamais vu une toile de lui, ça reste toujours mystérieux pour moi. (?) Bresson disait qu’il n’allait pas au cinéma parce qu’il avait peur, peur de voir comment le cinématographe était perverti. Pourtant, il m avait parlé pendant une heure avec passion d’un James Bond dans lequel il y avait une course-poursuite sur une piste de ski. Il me disait que c’était admirable, le meilleur découpage fait au cinéma jusqu’à présent. Je pense souvent à ses Notes sur le cinématographe, où il dit que plus on part d’un sujet extrêmement simple, comme une relation entre deux personnes, plus il y a matière à travailler dessus, la fouiller et en extraire le maximum. Et il y a une chose qu’il disait aussi, qui à l’époque m inhibait totalement : rien n’a été fait dans le cinéma et il y a encore tout à faire. Il disait ça avec une conviction extrême.?
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