Depuis l’explosion du numérique, les reprises de classiques ou de raretés du cinéma se multiplient dans les salles françaises. Mais entre un risque de saturation de marché et un public très limité, les films du patrimoine n’ont pas encore trouvé leur modèle économique.
Dans les salles mercredi dernier, il y avait au choix un couple de fuck buddies (Sexe entre amis), un pape chez un maître italien (Habemus Papam), un acteur de théâtre sur les planches d’Outreau (Présumé coupable) et quelques outsiders à fort potentiel commercial (l’iranien Au Revoir qui espérait rééditer l’exploit d’Une Séparation ; L’Ange du Mal de l’auteur de Romanzo Criminale…). Mais derrière ces nouvelles sorties –qui se partagent, sans surprise, les entrées de la semaine-, un film en noir et blanc de 1967 se hisse à la huitième place du box-office à Paris: Le Départ de Jerzy Skolimowski.
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Distribué dans seulement deux salles par la société éditrice de DVD Malavida, le film du cinéaste polonais a attiré plus de 1 300 personnes ce week-end, devant les autres reprises Alice de Jan Švankmajer et A la recherche de Garbo de Sidney Lumet. La présence de Jean-Pierre Léaud au casting, la popularité retrouvée de Jerzy Skolimowski et une importante visibilité médiatique ont permis au Départ de se distinguer dans un marché des reprises toujours plus concurrentiel.
« C’est un bon démarrage, se félicite-t-on à la société Malavida. Mais l’on sait que la carrière du film se fera sur le long terme, en Province et dans les salles parisiennes. Il y a tellement de reprises qui sortent, souvent dans les mêmes salles, dans le même quartier, que c’est devenu très compliqué d’assurer la carrière d’un film du patrimoine. »
Trop de films, pas assez de salles
Depuis le passage du 35 mm au numérique, la distribution des films du patrimoine s’est accélérée en France (facilité de diffusion des copies, coûts de tirage réduits). Chaque semaine, trois ou quatre films (en moyenne) sortent restaurés et numérisés dans une configuration de salles toujours identique : un petit nombre d’écrans parisiens, quelques exploitants indépendants en Province ou des réseaux du cinéma art et essai (Utopia, en priorité). Une explosion du marché qui a aussi pour conséquence de fragiliser la carrière des films du patrimoine :
« Le marché des salles à Paris est devenu très fermé, explique aux Inrocks Rodolphe Rouxel, directeur de la société de Mission, distributrice cette semaine du film Alice. Certains cinémas qui diffusaient des reprises ont été rachetés (comme le Nouvel Odéon), ou ils ont tellement de difficultés à vivre qu’ils enlèvent les films de l’affiche au bout d’une semaine en cas d’échec. On peut donc moins compter sur une exploitation de longue durée. »
Le dernier film distribué par Mission, Alice, s’est confronté directement à ces nouvelles problématiques. Programmé en VO et en VF dans quatre salles à Paris depuis mercredi dernier, le très beau film d’animation de Jan Švankmajer, invisible depuis 1986, n’a toujours pas réussi à trouver son public et dépasse difficilement les 500 spectateurs –avant le lancement du dispositif école et cinéma du CNC, qui devrait booster un peu les entrées. Un coup dur pour la société Mission, qui avait eu plus de succès avec les sorties de La Dame de Shanghai (10 000 entrées) ou de Zabriskie Point (20 000 entrées).
« Les sorties de reprises deviennent très risquées », s’inquiète Rodolphe Rouxel, qui ne pense pas couvrir à terme les 30 000 euros de frais de distribution d’Alice, consacrés à la création d’un master numérique, au tirage de nouvelles copies en VO ou aux publicités. « C’est un modèle économique de moins en moins viable, précise-t-il. Les films du patrimoine n’ont pas de visibilité dans certains médias (à la télévision surtout), et ils deviennent difficile à acquérir pour les petites structures, obligées de négocier les droits avec les studios. »
Des reprises à deux vitesses
L’écart a semblé se creuser cet été entre les petites structures et les grandes sociétés de distribution. L’un des premiers diffuseurs de classiques et/ou raretés, Carlotta, a ainsi enregistré son plus important succès cet été, avec la sortie de Deep End de Jerzy Skolimowski. Avec près de 38 000 entrées en fin de carrière, le film, distribué sur 3 copies, dépassait les scores des Chaussons Rouges de Powell-Pressburger (le précédent record de la société de distribution).
Deep End a bénéficié d’une date de sortie très opportune (le dernier Skolimowski, Essential Killing, terminait son exploitation), d’une couverture médiatique importante (un « effet Etienne Daho », indique-t-on chez Carlotta), et d’une campagne marketing inédite pour une reprise (des affichages dans le métro).Mais aussi et surtout d’une nouvelle stratégie initiée par Carlotta, qui tente d’élargir un peu la base de spectateurs des reprises (les cinéphiles, parisiens, plutôt âgés).
« On a joué sur le côté teen movie, un affichage un peu glamour, un peu plus jeune, qui contraste avec l’idée de reprise. L’objectif, atteint, c’était de toucher un autre public que la base traditionnelle de spectateurs des reprises, et de continuer à proposer des films méconnus. »
Carlotta devra confirmer ces scores fin septembre avec la sortie du sublime Portrait d’une enfant déchue de Jerry Schatzberg : sa grande nouveauté, de 1972.
Romain Blondeau
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