En racontant la vie d’une vedette du porno à Los Angeles dans les années 70, Paul Thomas Anderson dresse le portrait d’une époque tout en auscultant les moeurs d’un milieu peu représenté au cinéma. Boogie nights séduit par son ambition narrative et son énergie indéniable mais, à la fois dérivatif et excitant, il nous laisse […]
En racontant la vie d’une vedette du porno à Los Angeles dans les années 70, Paul Thomas Anderson dresse le portrait d’une époque tout en auscultant les moeurs d’un milieu peu représenté au cinéma. Boogie nights séduit par son ambition narrative et son énergie indéniable mais, à la fois dérivatif et excitant, il nous laisse dans l’indécision.
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Boogie nights arrive sur nos écrans précédé de l’enivrant parfum de la rumeur. On a déjà beaucoup parlé de ce film aux Etats-Unis où il a obtenu un beau succès d’estime dans les circuits « indépendants », et depuis quelques semaines, l’objet a pas mal alimenté les conversations du front cinéphilique français le plus avancé. Pour susciter ainsi cette petite excitation, le second film de Paul Thomas Anderson a pour lui un casting de choix (l’excellente Julianne Moore, le montant Mark Wahlberg, ou encore le revenant Burt Reynolds qu’il est inutile de présenter), un contexte chaud devant (le milieu du cinéma porno californien) et une enveloppe pop-culturelle très précise (les seventies, la soul, le disco) bref, tout pour faire de Boogie nights un film très roublardement au goût du jour. Les services marketing ne s’y sont pas trompés, pondant une affiche très iconique qui synthétise en une image clin d’oeil springsteenien, imagerie publicitaire et trouble gay, renforçant l’aspect furieusement tendance de l’objet. Pourtant, sous la stratégie esthético-mode certaine, derrière les calculs et la pose, vibre un indéniable désir de cinéma.
L’histoire que raconte Boogie nights est somme toute archétypale, c’est celle de toute fable initiatique hollywoodienne, c’est dire qu’elle remonte même plus loin, à la nuit des temps des mythes originels : une affaire d’ambition, de succès, de chute et de rédemption. Un jeune banlieusard d’Orange County, Eddie Adams, s’ennuie ferme dans sa banlieue paumée, entre petits jobs et parents aussi nuls les uns que les autres. Il croit en lui, en sa bonne étoile. Et comme on est au « pays des opportunités », à Los Angeles qui plus est, grâce à un mélange de foi et de hasards, de réel « talent » et de circonstances, d’obstination et de rencontres fortuites, Eddie Adams va en effet réussir dans le cinéma, sous l’amusant pseudonyme de Dirk Diggler. La petite différence entre Dirk Diggler et les celluloïds héros plus lointains auxquels il fait penser ceux d’Une Etoile est née, Les Affranchis ou Raging Bull , c’est que le personnage de Mark Wahlberg ne fait pas son trou dans la chanson, la mafia ou la boxe, mais dans le porno, univers très peu représenté dans le cinéma américain traditionnel.
Il faut reconnaître à Paul Thomas Anderson un réel talent pour filmer la petite famille de Jack Horner (le metteur en scène porno/figure de père joué avec beaucoup de profondeur et de sobriété par Burt Reynolds), du moins en dehors des « heures de travail » : les fêtes autour de la piscine, les rapports entre les divers membres de la famille, les entrelacs inextricables entre spectacle et coulisses, vie professionnelle et vie intime, l’hédonisme doux de la Californie à la fin des seventies Anderson montre tout cela avec une aisance, un talent à entrecroiser personnages et micro-histoires, un sens de la polyphonie qui évoquent le meilleur Altman, ou encore un Minnelli de série B.
L’écran est saturé de couleurs, de gestes et de sons, la reconstitution des années 70 est à la fois très précise (musique, costumes, coupes de cheveux, tics de langage et de comportement, « Quand t’auras fini le guacamole, tu m’passeras la coke », etc.) et suffisamment incarnée, vivante, concrète pour résonner au présent et ne pas empester la naphtaline. Le jeu des acteurs y est pour beaucoup et Anderson démontre une capacité réelle à tirer de sa troupe (jusqu’au moindre second rôle) le maximum d’énergie et de subtilité. Bref, on croit à ce qu’il filme, son univers et ses personnages existent. Un peu comme quand Tim Burton montrait que le désir d’un Ed Wood était aussi estimable que celui d’un Welles, l’idée du cinéaste est que porno ou pas, les rêves, les désirs, les échecs et les pulsions de vie des gens demeurent fondamentalement les mêmes, que l’on investisse son énergie dans des séries Z ou A : Jack Horner et sa bande font sans doute des merdes, des produits bas de gamme, mais ce qui compte, c’est leur envie, leur croyance, qui sont aussi respectables que celles d’un Cassavetes.
Boogie nights se gâte un peu quand Anderson se confronte à la difficulté majeure induite par son objet : filmer une équipe de film porno au travail. S’il s’en tire à peu près lors des scènes de tournage, il laisse apparaître une « tricherie » flagrante lorsque Jack Horner visionne ses rushes à la Moviola : en effet, ces images de ce qui est censé être un film porno sont constamment cadrées au-dessus de la ceinture. De quoi heurter l’éthique de tout cinéphile bazinien qui se respecte. Que Paul Thomas Anderson lui-même ne filme pas de pénis en érection ou de vulve en gros plan, rien de plus normal puisque le porno n’est pas la nature de son film mais simplement sa toile de fond. Par contre, s’agissant de montrer le film porno dans le film, de deux choses l’une : soit on ne montre pas ces rushes (en les plaçant hors champ, en les filmant flous dans le fond du plan, etc.), soit on les montre, mais en respectant leur intégrité ontologique (c’est-à-dire avec sexes turgescents et coïts explicites). En optant pour un lâche entre-deux (on montre sans montrer vraiment, on n’assume pas complètement ses propres audaces), Anderson ne fait que révéler sa roublardise, un côté un peu calculateur légèrement désagréable.
Boogie nights faiblit aussi dans sa dernière partie, lorsqu’il passe aux années 80 et à la chute de Dirk Diggler pour montrer comment l’industrie vidéo remplace l’artisanat du cinéma, comment l’individualisme balaie l’éthique communautaire. Le film s’enlise alors dans sa longueur et son systématisme, la trajectoire de Diggler devient trop lourdement emblématique et tout l’univers de Jack Horner s’effondre de façon un peu trop schématique ce changement d’époque est montré de façon nettement moins ample et talentueuse que dans le Casino de maître Scorsese, dont l’ombre tutélaire plane sur le film. Anderson nous assomme même d’une séquence en montage alterné aussi épaisse que la filmo complète d’Oliver Stone où, pendant que Horner prend conscience de son ringardisme, son ex-poulain Diggler se fait tabasser jusqu’au sang. Plus dure est la chute surtout si elle est enfoncée au marteau-piqueur.
Au vu de Boogie nights, on a l’impression que pour Anderson, le cinéma a commencé dans les années 70 et que s’il connaît parfaitement la filmographie de Scorsese ou d’Altman, il n’est pas certain qu’il ait vu un Murnau, un Griffith ou un Renoir. Et s’il a vu ces classiques fondateurs, on a le sentiment qu’il en a retenu plutôt l’enveloppe que la chair, la technique en elle-même plutôt que la pensée du monde qu’elle exprime, selon une conception utilitariste de l’histoire du cinéma où les films apparaîtraient comme une réserve d’effets à maîtriser, à imiter et à perfectionner et non comme un humus de sensations dans lequel puiser inspiration et réflexion d’où cette impression de superficialité un peu vaine qui imprègne Boogie nights, belle machine bien huilée mais qui tourne un peu à vide. Comme si la virtuosité était à Anderson ce que le sexe est à Dirk Diggler : juste une manière de faire le malin, de bander ses muscles, de montrer aux autres de quoi on est capable, un outil pour faire carrière.
En replaçant un éternel mythe américain dans le cadre marginal et marginalisé du X, Anderson réalise (avec moins de sincérité, de mélancolie et de talent plastique) la même opération que Burton avec Ed Wood : un hommage bien intentionné mais quelque peu erroné en ce qu’il tire un objet de cinéma bis dans un contexte économique et esthétique de série A. Le jeune cinéaste n’apparaît donc au final que comme un rusé arpenteur de la grande décharge culturelle, un recycleur malin de notre ère postmoderne dont les pas en arrière ne servent pas vraiment à mieux sauter en avant. Et pourtant, s’il recycle, c’est avec suffisamment d’énergie et d’ambition narrative pour que son Boogie nights accroche notre regard et captive notre attention. Ainsi le film s’impose au finish et au bénéfice du doute.
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