Comment résiste le cinéma français aux températures sibériennes ? Quels films vont voir les Russes ? Des plaines enneigées aux dégustations de vodka, plongée dans une région qui n’a pas échappé à la globalisation. Dernier épisode d’un reportage publié dans le numéro en kiosque (et diffusé dans son intégralité sur les Inrocks.com).
Nous sommes accueillis dans la tradition sur le quai de la gare de Krasnoyarsk : orchestre en costume folklorique, invitation à rompre la croûte de pain (en la trempant dans du sel). Olga Lepnikova, responsable des liens culturels et internationaux au ministère de la culture de la région de Krasnoyarsk, nous salue. Cette arrivée me rappelle les temps anciens du cinéma, quand les acteurs débarquaient en train au festival de Cannes ou à Hollywood.
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Fondée en 1628, Krasnoyarsk est beaucoup plus ancienne que Novossibirsk et ça se voit. C’est une ville beaucoup plus jolie, d’aspect plus gai, mieux entretenue et préservée. Même les HLM sont repeint en rouge cerise ou bleu turquoise. Le maire actuel, surnommé « Monsieur Fontaine », a parsemé la ville de fontaines, jardins, statues de taille humaine (on peut ainsi croiser Pouchkine et sa femme au coin de la rue) et a lancé ce programme de couleurs vives qui rend le centre-ville pimpant.
Krasnoyarsk est chargé d’histoire : centre de commerce aux XVIIe et XVIIIe siècles, coeur du système du goulag au XXe. Aujourd’hui, cette cité de 800 000 habitants est la ville de Mikhail Prokhorov, deuxième fortune de Russie, plus important mécène du pays avec sa sœur, Irina Prokhorova. C’est à eux que l’on doit l’exposition Sibérie inconnue qui s’est tenue à Lyon en novembre, et ce sont eux qui financent certains des meilleurs artistes russes contemporains. Prokhorov est par ailleurs partisan de la semaine de 60 heures et du « travailler plus pour gagner plus » – personne n’est parfait.
Un peu partout, l' »american way of life »
Avec son architecture entre multiplexe et rétro-futurisme, le cinéma Lutch ressemble à un spoutnik tombé sur le centre-ville. Quatre salles, autant de bars et restaurants, des jeux vidéos, un comptoir à pop-corn et Coca, beaucoup de monde. Il n’y a pas si longtemps ennemi suprême, l’american way of life semble régir aujourd’hui une bonne part de la vie russe, jusqu’aux tréfonds du pays.
Un peu plus loin, le Dom Kino accueille les programmes de courts-métrages français. Cette salle plutôt art-et-essai conserve son architecture d’origine, avec sa façade soviétique ornant le fronton : sculpture allégorique représentant une femme aux seins magnifiques et en partie découverts tenant en sa main gauche une faucille et en sa droite un marteau. De quoi avoir envie d’adhérer illico au PCF !
Les quatre jours de cinéma français rencontrent le même succès qu’à Novossibirsk, et les discussions d’après-films suscitent le même genre de remarques : les spectateurs disent qu’ils sont heureux de voir des films d’auteurs et d’y reconnaître leurs propres vies, leurs propres questionnements, constatant avec bonheur l’universalité de la condition humaine et du cinéma, malgré les milliers de kilomètres qui séparent parfois les gens. Ce qui ne les empêche pas non plus de faire parfois des remarques négatives sur tel ou tel point – universalité aussi de la distance critique. Peut-être également la joie non blasée d’émettre une opinion libre après des années de soviétisme.
Lénine, Staline, Poutine
Malgré l’ouverture post-communiste, on ne se débarrasse pas si aisément de 70 ans d’histoire. Comme à Novossibirsk, une statue géante de Lénine voisine avec un écran digital où défilent des pubs. De même qu’on retrouve une place de la Révolution, une rue Lénine, une rue de l’armée rouge et ma préférée, une rue de la dictature du prolétariat ! Souvent au cours du périple, je demande à mes interlocuteurs russes ce qu’ils pensent de l’ère soviétique et de la transition vers l’économie de marché et une plus grande liberté. Tout le monde me répond grosso modo que les vieux sont les plus nostalgiques du communisme et que les moins de 30 ans s’en fichent complètement : ils n’ont pas connu cette époque, c’est du passé à peine connu, ils vivent dans le présent d’internet et de la mondialisation, en bons cybériens du XXIème siècle, ce que me confirme Christine Laumond, l’attachée audiovisuelle de l’ambassade de France qui nous accompagne (et nous livre de précieux éclairages et traductions). Olga Lepnikova, représentante du ministère de la culture, la trentaine, parlant un français parfait, tient un discours plus nuancé sur le présent : « bien sûr, on ne regrette pas le communisme, mes parents non plus. Mais dans le système actuel, les plus roublards s’enrichissent et les plus honnêtes restent pauvres. Et puis comment oublier que les soviétiques ont résisté héroïquement aux nazis ? ». Dans le roman national russe, cette victoire reste fondamentale, ce qui se comprend : 20 millions de Russes ont péri pendant cette guerre, ce qui tend à effacer le souvenir du pacte germano-soviétique et des crimes staliniens. Pourtant, contrairement à Lénine, Staline n’est plus très visible dans l’espace public, ni en statue, ni en nom de rue. On tombera quand même sur un portrait du petit père des peuples dans l’un des restaurants (excellent) où nous dînerons. Drôle d’effet : mange-t-on face au vainqueur de Stalingrad ou face au responsable de la famine, du procès des blouses blanches, des épurations et du goulag ?
Poupées russes
Le dernier jour, on nous emmène à Ovsianka, petit village typique situé à quelques kilomètres de la ville, au bord du majestueux Ienissei (ce voyage a aussi pour vertu de faire réviser les cours de géographie lycéens). Les isbas sont jolies comme tout, il neige, des poupées russes en chair et en os de 7 à 77 ans nous accueillent avec le pain, le sel et des chansons typiques. C’est sans doute touristique, mais surtout très émouvant.
Nous visitons la modeste mais mignonne maison de Victor Astafiev, où nous ont précédés Soljenitsine, Eltsine et Poutine. Nos guides ne tarissent pas d’éloges sur Astafiev, écrivain aux quelques 400 ouvrages, manifestement une icône du coin, genre de Giono local. A Paris, je googlelise Astafiev : il a critiqué le régime soviétique, mais aussi chanté les vertus de l’éternelle Russie contre le modernisme, avec un doigt de xénophobie contre les Géorgiens. Le Giono sibérien aurait-il aussi un peu de Barrès en lui ? Mais Ovsianka est charmant et nous donne un goût de Sibérie profonde.
Quand nous partons, les petites matriochkas nous demandent des autographes sur des bouts de papier d’école. J’ai beau tenter de leur expliquer que je ne suis ni réalisateur ni acteur ni Alain Delon, elles insistent. Je crois qu’être venu de Paris jusqu’à leur village est le critère suffisant.
Le journalisme est un sport de combat
Pendant tout le voyage, je n’osais pas trop clamer que j’étais journaliste, profession affectée d’un fort taux de tabassages ou de meurtres par les temps qui courent en Russie. Enfin, jusqu’à présent, on ne s’en prend qu’aux journalistes russes. Qui est ce « on » ? Personne ne le sait, même si les regards se tournent vers le pouvoir. Mais il s’agit peut-être de bandes mafieuses, ou de tel potentat local. En Russie, on débat sur les moyens de remédier à ce problème. L’éditorialiste du Moscow News (18 novembre) écrit :
« Plutôt que des lois plus strictes ou une éventuelle protection policière, ce qui est nécessaire, c’est que police et enquêteurs fassent leur boulot et attrapent les responsables qui commettent ou ordonnent de telles attaques. »
De son côté, une chroniqueuse du Moscow Times (17 novembre) constate amèrement qu’une manif de soutien aux journalistes agressés a réuni 700 personnes à Moscou alors que 570 000 habitants d’Irkoutsk ont manifesté pour la protection du lac Baïkal. Les Russes se mobilisent pour des causes concrètes et de proximité, pas pour des principes plus abstraits comme la liberté de la presse.
Hendrix plays balalaïka
C’est avec le frein à main que j’ai accepté l’invitation à un concert de balalaïka pour notre dernière soirée sibérienne. Je pensais m’ennuyer à un spectacle folklorique, j’avais tort : Alexey Arkhipovskiy m’a donné la plus belle claque musicale de ces derniers mois. Alexey est un virtuose et un iconoclaste. Il ne joue des airs folkloriques, mais aussi du classique, du rock, des tubes modernes. Il peut caresser son instrument aussi délicatement que les flocons qui tombent dehors puis s’embraser façon punk. Il gratte ses cordes avec les doigts, mais aussi les dents, ou derrière la nuque (ça vous rappelle quelqu’un ?).
Il joue de son corps avec une économie et un humour admirables : superbe gestuelle des mains, puissante expressivité du visage. Pendant une heure, Arkhipovskiy n’a pas prononcé un seul mot mais dit énormément de choses au public. Il y a en lui du Django et du Chaplin, du mime Marceau et du Hendrix.
Le lendemain, on le croise à l’aéroport, balalaïka en bandoulière, et c’est Jivago strikes again ! D’un instrument ancestral, qui a traversé tous les régimes, toutes les époques, Alexey Arkhipovskiy tire une expression absolument contemporaine, faisant coexister passé et présent, archaïsme et modernité, comme une parfaite incarnation, un résumé vivant et poétique de la Russie d’aujourd’hui.
Serge Kaganski
Merci à Unifrance et particulièrement à Joel Chapron et ses assistants Caroline et Vincent, sans qui ce reportage n’aurait pas été possible. Merci à Olga, Oleg, Inna, Vera, Irina, Grigory et à tous les Sibériens dont la chaleur de l’accueil fut inversement proportionnelle à la rudesse de leur climat.
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