Comment résiste le cinéma français aux températures sibériennes ? Quels films vont voir les Russes ? Des plaines enneigées aux dégustations de vodka, plongée dans une région qui n’a pas échappé à la globalisation. Troisième épisode d’un reportage publié dans le numéro déjà en kiosque (et diffusé dans son intégralité sur les Inrocks.com).
Un orchestre tzigane vient égayer un peu plus le repas. Face à nos mines réjouies, Vladimir Miller a ce bon mot : « vous avez l’air d’apprécier les tziganes alors que votre gouvernement veut les virer ».
Touché ! Nous sortons faire une ballade digestive entre plage fluviale et conifères. On passe devant des portails de datchas, où sont postés berlines allemandes avec chauffeur ou gardes armés. Nous sommes à « oligarqueland », ex-« nomenklaturaland ».
Aujourd’hui cohabitent en ce paradis protégé milieux d’affaires et politiques de haut rang. Malgré la puissante sérénité des lieux, je ressens une pointe de malaise. Quels actes ont commis certains des puissants habitants du quartier pour parvenir à habiter ce Bel Air sibérien ? Je pense à La Règle du jeu, aux Chasses du comte Zaroff, ou à cette BD de Christin et Bilal, Partie de chasse, dans laquelle des aparatchiks communistes réglaient leurs comptes entre eux. La Russie a-t-elle changé pour que rien ne change ?
Transportés
Le soir, nous embarquons dans le transsibérien, l’un des moments les plus désirés et fantasmés du voyage. Il fait nuit, la gare de Novosibirsk est magnifique, les passagers se pressent vers les voies : hommes en toques, babouchkas, paysans…
Des porteurs tirent les chariots où sont entassées les bagages de la délégation. Sur les wagons, on peut lire Moscou-Vladivostock en lettres cyrilliques et ça fait rêver. Je pense aux phrases de Claude Lanzmann sur l’incarnation d’un lieu, car c’est exactement ce qui se passe en ce moment pour moi.
Tout cela construit une parenthèse magique, à la fois exotique et surannée, intensément romanesque (là, les souvenirs de Strogoff ou Jivago reviennent en force). Nous allons nous enfoncer dans la nuit et l’immensité sibériennes, conduits par les mythiques cheminots russes (j’allais écrire « soviétiques »), et bien que nous soyons très prosaïquement en 2010, nous avons le sentiment de vivre une petite aventure.
Le wagon de 1ère classe est confortable mais vieillot, décoré à l’ancienne mais décati. Tout respire le luxe fané, la splendeur déchue. En classe éco, les passagers dorment sur trois niveaux de banquettes superposées de par et d’autre d’une allée centrale. Certains jouent aux cartes, boivent de la vodka. Voyagent-ils pour une nuit ou une semaine ? Vont-ils voir de la famille ? Ou chercher du travail à l’autre bout du pays ?
Le matin, je me lève avec le soleil, vers 7h. L’arrivée à Krasnoyarsk est prévue pour 11h25. J’ai plus de quatre heures pour observer l’immensité de la Sibérie. C’est globalement plat, vaste étendue parfois interrompue par quelques modestes reliefs. Les plaines enneigées alternent avec de denses forêts. Je ne connais pas le taux de chômage local mais en Sibérie, il y a du bouleau, beaucoup de bouleaux. Et pas mal de sapins.
Parfois, nous traversons des villages d’isbas, véritables cartes postales sibériennes : pas grand monde dans les ruelles couvertes de neige, mais de la lumière dans les maisons dont les cheminées crachent de la fumée. C’est comment, vivre dans ces bleds isolés loin de tout ? Réponse dans My Joy ?
Serge Kaganski