Digne représentant du
miracle cinématographique
coréen, Bong Joon-ho
confirme qu’il est un très
grand cinéaste de genres avec
The Host : un film fantastique
dont le réel sujet est la
famille, où les monstres
sommeillent en chacun.
Du nouveau cinéma sudcoréen surgi à la fin des
années 90 et son exceptionnelle vitalité tant esthétique
qu’économique, on a écrit un certain nombre
de choses toutes plus ou moins exagérées, et
distribué surtout beaucoup plus d’éloges que
de films. Dans l’ombre d’une poignée de cinéastes
inégalement remarquables (du très
grand Hong Sang-soo à l’agaçant esbroufeur
Park Chan-wook) installés sur le devant des
scènes festivalières, encore nombreux sont
ceux qui construisent une oeuvre digne du plus
haut intérêt, loin, très loin des préoccupations
des distributeurs internationaux. Outre la filmographie
passionnante de Jang Sun-woo dont
le seul Lies (de loin pas ce que nous en connaissons
de meilleur) est parvenu jusqu’à nos
écrans, on aurait aimé voir en France les premiers
films de spectres de Park Ki-hyung, les
mélos de Lee Yoon-ki, ou encore les beaux
courts métrages de Moon Seung-wook.
En attendant ceux-là, on ne peut que s’enthousiasmer
follement qu’aujourd’hui se présente
à nous le plus fier représentant de ce miracle
cinématographique coréen, en la personne de
Bong Joon-ho. Deux ans après que le splendide
Memories of Murder l’a fait remarquer hors des
frontières de son pays – son premier long métrage,
Barking Dog Never Bites, une comédie
étrange et à moitié réussie seulement, est lui
demeuré inédit -, The Host s’impose avec une
certaine évidence comme l’un des meilleurs
films du dernier Festival de Cannes, où il illumina
la Quinzaine des réalisateurs avant d’embraser
le box-office coréen dont il est devenu le
plus gros succès de tous les temps.
Rencontre avec un auteur confirmé par cette
troisième réalisation comme un très grand
cinéaste de genre ; témoin évidemment privilégié
des mutations en cours de l’industrie cinématographique
coréenne, placée par les menaces
américaines à l’encontre du système
protectionniste des quotas (principal garant de
la santé du cinéma local) à un tournant plus décisif
que jamais.
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ENTRETIEN > Le projet The Host vous
accompagne depuis longtemps. Qu’est-ce qui
vous a amené à réaliser ce film aujourd’hui ?
Bong Joon-ho – Adolescent, je vivais à côté
du fleuve Han. J’étais plein d’imagination, et
un jour j’ai réellement cru y voir émerger un
monstre. Dès lors, je me suis toujours dit que
plus tard, il serait intéressant de réaliser un
film construit autour de cette idée. Cela m’a
accompagné et j’ai hésité longtemps, notamment
parce que je n’étais pas sûr de pouvoir
obtenir des effets spéciaux correspondant à
ce que j’avais en tête. Il m’a fallu attendre
Memories of Murder pour que je me sente
suffisamment en confiance. J’ai alors contacté
un producteur afin de lui proposer cette idée
et nous avons vite signé. Le succès Memories…
a sans doute contribué à m’accorder la
confiance des financiers pour ce projet important,
mais ma résolution de réaliser The
Host était prise avant.
Comment avez-vous développé votre simple
postulat pour en faire ce très riche récit familial
et politique ?
Je suis parti d’une base extrêmement simple,
qui se réduisait à l’idée d’un monstre aquatique
sortant du fleuve Han, décor familier en Corée
qui offrait un terreau de quotidienneté intéressant
pour l’irruption d’une forme de surnaturel.
Cette idée a évolué avec moi au fil de ma
carrière de réalisateur, et au fur et à mesure de
nouveaux éléments se sont imposés, comme la
possibilité de faire d’une famille de losers les
personnages principaux. Sur ce point j’ai été
influencé par Signes de Shyamalan, qui contait
une histoire d’extraterrestres sans avoir recours
à l’attirail des productions à la Independence
Day, en se concentrant sur une simple famille.
Quant à la dimension de satire politique
du film, je n’ai pas eu à chercher mon inspiration
très loin. Il y a eu en 2000 un scandale qui
a secoué le pays suite au déversement par l’armée
américaine de produits toxiques dans un
cours d’eau. Je tournais alors Barking Dog Never
Bites et, en l’apprenant, j’ai su que je tenais
la scène d’ouverture d’un film à venir.
Outre la marque de votre style formel, vos
films ont en commun leurs figures de « sans
talent », dépassées par ce qui leur arrive.
Mes films ne se ressemblent pas forcément
beaucoup entre eux, mais ce qui les relie tous,
c’est en effet ce caractère de mes personnages,
qui n’ont rien de superhéros. En fait, il s’agit de
gens simples, parfois des individus plus ou
moins incapables ; toujours dans la moyenne
voire juste en dessous. A vrai dire, dans la vie, ce
sont ces personnes-là qui m’intéressent le plus,
ceux qui n’ont ni pouvoir ni la moindre qualité qui
les distinguerait du commun. Dans Memories of
Murder, je mettais en scène deux flics perpétuellement
débordés par les situations auxquelles
ils devaient faire face. Dans The Host, ce
ne sont ni les scientifiques ni l’armée qui combattent
le monstre, mais les membres d’une famille
modeste, que rien ne prédisposait à affronter
cet adversaire, pas vraiment à leur
mesure. Les dépeindre au sein d’une telle histoire
me permettait de les faire apparaître à la
fois drôles, tragiques et surtout très humains.
Pouvez-vous nous parler de votre intérêt
pour le grotesque ?
Mon intérêt pour le grotesque reflète à la fois
un gožt pour la bande dessinée ou les mangas,
et quelque chose d’absolument inhérent à la
société et la culture coréennes. C’est la scène
du funérarium de The Host, où l’expression par
la famille de sa douleur devient chaotique, hallucinante
lorsqu’ils commencent tous à hurler,
se rouler par terre. On a l’impression d’une
exagération mais tout cela correspond bien à
une réalité. Ce grotesque est partout en Corée,
il vous suffirait de passer du temps à Séoul
pour vous en apercevoir.
Avez-vous le sentiment de voir la Corée
ainsi parce que vous portez sur votre pays
le regard d’un cinéaste, issu d’une jeune génération
qui plus est ?
Non, je ne crois pas. Evidemment, l’opinion que
je viens de formuler n’est pas celle de tout le
monde. Mais je crois qu’elle n’a rien à voir avec
la génération à laquelle j’appartiens. Dans les
années 70, Kim Ki-young a fait plusieurs films
sur la société coréenne avec un grotesque assumé
d’une puissance assez inimaginable.
Dans quelle mesure votre cinéma est-il influencé
par ses formes spécifiques ?
Plus qu’un intérêt, la bande dessinée est un
art dans lequel je suis immergé, que je
consomme compulsivement. De fait, j’aurais
le plus grand mal à mesurer combien cette
passion imprègne mon activité de cinéaste,
même s’il est vrai que je produis moi-même
des bandes dessinées en amateur. Evidemment,
cela doit avoir une influence sur mes
films, ne serait-ce qu’indirectement, via les
story-boards que je dessine moi-même. Ainsi,
j’ai réellement conçu mon premier long métrage
comme une BD. J’ai une admiration certaine
pour des auteurs dont les oeuvres marquent
sžrement mon travail, comme le
Japonais Naoki (Monster).
Votre usage du story-board vous laisse-t-il
une certaine marge d’improvisation dans
la construction de vos plans, qui sont pour
la plupart très longs ?
Lorsque j’aborde le tournage, l’essentiel est
sur le papier, entre le story-board et le scénario,
et j’ai plutôt tendance à m’y tenir. Tous
mes plans sont construits dès la préproduction
et je n’aime pas laisser le hasard s’en mêler.
En revanche, je peux laisser énormément
de liberté à mes acteurs. Lorsque vous travaillez
avec un interprète du talent de Song
Kang-ho, il serait idiot de le brider .
Dans The Host, le motif viral apparaît sous
la forme d’une menace bactériologique qui
se révélera inexistante, ensuite, il est rapproché
du mode de fonctionnement propagandiste
des médias coréens sous influence
américaine. Pourriez-vous parler de la manière
dont vous avez travaillé autour de
cette idée ?
Le virus est utilisé par le pouvoir
comme un moyen de pression contre la
famille. Au-delà de ça, ce dont je parle,
c’est évidemment la guerre en Irak et
la parodie de justification politique que
constituait la menace d’armes de destruction
massive, dont l’inexistence a
depuis été reconnue. Quand je montre
à la fin des sénateurs admettant qu’il
n’y a jamais eu de virus, c’est de cela
que je fais la satire, et je le conçois
comme un écho à la réalité.
Dans Memories of Murder, vous racontiez
en filigrane la Corée du Sud
dictatoriale de la fin des années 80.
Aujourd’hui, The Host évoque les effets
néfastes de l’influence américaine
vingt ans après. Aviez-vous, en
faisant ce film, l’impression de prolonger
une certaine histoire de la Corée ?
Dans Memories of Murder je n’évoquais pas
seulement les années 80. Je voulais filmer
cette période depuis notre époque, pour montrer
d’abord combien nous vivions alors dans
l’obscurité et à quel point les gens étaient à
tous les niveaux des incapables, mais il y a
aussi la question que je posais à la fin dans
l’épilogue contemporain, ne sommes-nous pas
encore dans une obscurité semblable ? Je ne
veux pas le faire dans des « films politiques » au
sens où ce serait un genre codifié. Je préfère
montrer une évolution de la société à travers
mes personnages et ainsi faire des films qui
parlent du politique non pas comme un système
abstrait mais tel qu’il est vécu par les individus.
Quel regard portez-vous sur la génération de cinéma
sud-coréen à laquelle vous appartenez ?
On a l’impression d’un cinéma sorti de
presque nulle part au milieu des années 90,
alimenté par le système des quotas, mais
aussi par une espèce d’esprit de famille.
C’est assez juste… D’ailleurs, Park Chan-wook
(réalisateur d’Old Boy, Grand Prix à Cannes en
2004) produira mon prochain film. L’industrie
du cinéma coréen est ainsi faite, de
par sa taille, son histoire, que tout le
monde s’y connaît et se retrouve
chaque année au Festival de Pusan
dans une atmosphère familiale.
Mais il est aujourd’hui difficile de
savoir si son visage ne sera pas tout
à fait bouleversé dans quelques années.
Il y a d’une part les menaces
qui pèsent sur les quotas, déjà réduits
de moitié à cause des pressions
incessantes des Etats-Unis,
mais aussi l’apparition prochaine
d’un syndicat d’intermitents du film
qui traduit la prise d’importance de
l’industrie cinématographique
coréenne. Du fait de ces
bouleversements, positifs ou
négatifs, difficile de déterminer
vers quoi nous allons. Cependant,
je reste confiant.
Aujourd’hui, notre cinéma est
d’une extrême richesse. Nous
avons à la fois des cinéastes
d’importance tournés vers le
cinéma de genre, tels que
Park Chan-wook, et d’autres, comme Hong
Sang-soo et Kim Ki-duk, qui ont fondé un style
très personnel. Cette diversité confère toute sa
vitalité à notre cinéma. Il m’importe par-dessus
tout que nous demeurions créatifs. Si c’est le
cas, le nombre de films produits chaque année
restera un enjeu secondaire.
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