Poursuivant son parcours de cinéaste, initié de façon impressionnante il y a quatre ans avec « Wesh Wesh, qu’est-ce qui se passe ? », le plus simple et direct des « banlieue-films », Rabah Ameur-Zaïmeche a choisi un tempo encore plus naturel pour son deuxième long métrage, « Bled Number One ».
Une œuvre en roue libre qui se joue des contraintes scénaristiques, qui envoie balader les schémas narratifs inculqués dans les écoles pour s’immerger dans le temps et l’espace du Maghreb Ð l’Algérie des origines. D’où un film ample, étale, lumineux, organique, atmosphérique, mais qui ne se contente pas d’être un enregistrement documentaire du réel.
Comme le dit le cinéaste Ð un cinéaste libre, au propre comme au figuré, dont l’indépendance de pensée crève l’écran Ð, ce film est à la fois un western (genre d’où est née la cinéphilie d’Ameur-Zaïmeche) et une expérience scientifique. Soit le schéma classique de l’étranger qui débarque dans une petite communauté campagnarde soudée et qui va en bouleverser quelque peu, par sa présence même, les règles ancestrales.
Kamel, incarné encore une fois par Rabah, n’est pas le fantôme, le justicier christique incarné par Clint Eastwood dans ses westerns. Il est certes un outsider, mais également un autochtone ; un acteur et un témoin ; un élément pathogène qui, introduit dans l’organisme figuré par le village, va le contraindre à réagir ou mourir.
En effet, la présence de Kamel, né en Algérie mais ayant grandi en France, force les villageois du bled à prendre en compte sa réaction indignée quand il découvre le traitement brutal dont les femmes font l’objet sans que personne ne s’en formalise. Notamment quand Louisa (Meriem Serbah, une nature, une révélation), jeune mère et chanteuse, répudiée par son mari, est traitée comme une paria par sa propre famille, puis atterrit dans un hôpital psychiatrique qui est en réalité un refuge pour les femmes maltraitées, ostracisées.
Mais au-delà de la pertinence de la réflexion sociopolitique, de la remise en question du statut de la femme maghrébine, la véritable spécificité du film est ailleurs. Elle réside dans son sens de la durée et du paysage Ð traité à égalité avec les hommes. Il y a aussi cette manière organique d’intégrer des rites au récit. Voir la scène du sacrifice archaïque, la zerda Ð l’égorgement d’un taureau dont la communauté se répartit la viande Ð, dont le filmage quasi ethnographique (la cérémonie est authentique) contribue à la modernité de ce film juxtaposant graphiquement, avec détachement, des éléments disparates, sans chercher à les fondre dans un récit uni.
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Film à entrées multiples qui est donc aussi un western, quelque part entre Ford et Monte Hellman, mais qui rappelle tout autant le cinéma de Rossellini, en particulier Stromboli, avec lequel il a plusieurs ressemblances, notamment l’irruption d’un étranger dans un milieu primitif presque hostile (le monde des pêcheurs d’une île sicilienne), et également le sacrifice animal (la pêche au thon avec des lances). Mais bon, on peut comparer Bled Number One à de nombreux films. Cela ne l’empêche pas d’être unique par sa rigueur et sa pureté, comme par ses choix hors norme. Notamment cette idée de faire intervenir un musicien rock, Rodolphe Burger, qui joue de la guitare électrique en pleine nature, installé au bord d’un étang au crépuscule avec son ampli, près du héros Kamel. Par la même occasion, celui-ci sort du tableau local pour entrer dans un autre espace, plus mental.
Ces solos improvisés qui scandent le film, tel un chœur grec tendance rock’n’roll, produisent un type de distanciation inédit dans le cinéma maghrébin, voire français. C’est là la force, la puissance du cinéma d’Ameur-Zaïmeche, qui réinvente le cinéma avec une simple caméra numérique et des moyens modestes, en plantant sa caméra dans le bled désertique. Il en fait son studio en plein air, où il recompose un univers propre, dont Rodolphe Burger et sa gratte sont aussi consubstantiels que la poignée de comédiens exogènes qui se fondent dans le paysage (comme le comique Ramzy, surprenant en macho violent). Ameur-Zaïmeche observe le milieu en lui faisant subir toutes ces intrusions. Une expérience élémentaire, intense, contemplative, où rien ne semble contraint, où tout semble couler de source. Un film libre où on respire, où on a le temps de voir.
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