Dernière folie de Monteiro : une représentation radicale de Blanche-Neige. Sur écran noir, pour entendre le sublime texte et jouir de l’oreille. Voilà l’objet du “scandale”, la dernière folie de João César Monteiro, le “film noir”. Lors de la dernière Mostra de Venise, tout s’était plutôt bien passé : émeute pour entrer dans la salle, […]
Dernière folie de Monteiro : une représentation radicale de Blanche-Neige. Sur écran noir, pour entendre le sublime texte et jouir de l’oreille.
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Voilà l’objet du « scandale », la dernière folie de João César Monteiro, le « film noir ». Lors de la dernière Mostra de Venise, tout s’était plutôt bien passé : émeute pour entrer dans la salle, quelques départs précipités, quelques sifflets et autres exclamations rageuses, rien de plus. Blanche-Neige était encore un film, certes particulier, mais une œuvre d’art, à prendre ou à laisser. Jusqu’à ce que le ministre de la Culture portugais crie à l’infamie, à la honte nationale, et se plaigne hautement que l’argent des contribuables soit si mal dépensé.
Produit par Paulo Branco, et cofinancé par l’Icam (le Centre national de la cinématographie portugais) et la RTP (la télévision publique), Blanche-Neige devenait le symbole à abattre de l’avant-gardisme intolérable d’un cinéma très fécond, car encore protégé par une régulation étatique volontariste, et de sa coupure manifeste avec le « grand public ». En France, Libération se faisait écho du scandale, non sans commettre quelques inexactitudes, et L’Humanité (par la plume de Jean-Pierre Léonardini, qu’on a connu mieux inspiré et plus tolérant) se mettait à hurler avec les loups, sans même s’être procuré la pièce de Robert Walser (Le Nouveau Commerce, 110 f), et sans même avoir vu le film.
Mais y a-t-il vraiment quelque chose à voir ? Le noir est-il une couleur ? « Plaisanterie de potaches » (Léonardini) ou recherche inspirée ? Accepter de poser la question, et entrer dans la salle sans vouer a priori le film aux gémonies, revient à y répondre tant Blanche-Neige est une magnifique expérience sensitive, la réponse improvisée d’un grand cinéaste qui avoue son désarroi de novice face au plus beau problème que pose son art : la représentation. Après avoir longtemps caressé l’idée d’adapter à l’écran La Philosophie dans le boudoir, avant d’y renoncer sans doute définitivement au profit de Blanche-Neige, Monteiro avait d’abord prévu de tourner un film « normal », avec un décor unique (un jardin botanique à Lisbonne), des costumes, des comédiens et un immense chef opérateur, Mario Barroso.
C’est pour ce projet plus classique qu’un budget de l’ordre de 4 millions de francs avait été réuni. Mais Monteiro n’est pas parvenu à aller au bout de sa propre commande, peut-être parce que son travail sur le projet Sade lui rendait insupportable l’idée même d’une nouvelle représentation cinématographique, ou bien parce qu’il lui fallait « l’enterrer » avec un nouveau postulat radical, ou plus sûrement parce qu’il s’est aperçu, en examinant le texte de Walser, que la question de la disparition de l’image en constituait le motif secret (« L’image m’ôte image et voix. Veux-tu voir et rester sans voix ? Oh non, j’en aurais la nausée. Repousse donc la vile image »).
Alors, plutôt que de livrer un film de plus qui l’aurait laissé malheureux et insatisfait, il a opté pour un écran noir, seulement troué par quelques plans de ciel et un de ruines, et clos par son visage malicieux nous intimant le silence (« Chut… », à lire sur ses lèvres) et des photos du corps de Robert Walser gisant dans la neige. Ni canular d’artiste irresponsable ni énième provocation d’un cinéaste réputé « difficile », Blanche-Neige n’est donc pas animé d’intentions, bonnes ou mauvaises. C’est le résultat honnête et sincère d’un processus artistique aussi entier que douloureux, passionnant et pas facile à manier, un objet esthétique fermé sur lui-même, mais aussi un vrai beau film, qui sert la langue sublime de Walser en la faisant résonner sur un écran en forme de gouffre noir.
Film outrageusement théorique consacré à la perte de la lumière et aux incestueux rapports image/son, Blanche-Neige est aussi une plongée sensuelle au cœur des ténèbres, où la résurrection de l’héroïne du conte des frères Grimm (que Walser prolonge là où ceux-ci l’avaient laissé), ses hésitations entre enfouissement douloureux et espoir de retour, pardon et ressentiment, ne sont traités que par le biais de la matière filmique. Comme Debord avant lui, avec Hurlements en faveur de Sade (tiens, encore Sade, drôle de coïncidence…), Monteiro dénie à la représentation ses codes les mieux établis (des figures qui se détachent sur un écran lumineux) pour lui substituer un monde bruissant, fait des rumeurs du lieu du « tournage » et des chuchotements des comédiens.
Au lieu de voir une mise en scène de Blanche-Neige de Walser, le spectateur de cette expérience des confins du cinéma est comme aspiré par sa représentation volontairement amputée, qui gagne en force évocatrice et en liberté laissée à l’imaginaire ce qu’elle perd en incarnation. Au cinéma Le République, à Paris, l’espace de deux séances avec sous-titrage électronique placé sous l’écran (afin de ne pas parasiter le cadre noir voulu par Monteiro), on pourra aller à la rencontre de cette étrange et belle proposition de cinéma. Et jouir par l’oreille, pour changer un peu.
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