Le Londres de l’enfance de Chaplin, avec ses trognes à la Ensor. Le quartier de Limehouse est le territoire de Dan Tate, un truand sans coeur aux vêtements clairs que tout le monde appelle l’Oiseau Noir. Tate a un frère, l’Evêque, un homme pieux et paralytique, tout de noir vêtu, qui dirige une mission pour […]
Le Londres de l’enfance de Chaplin, avec ses trognes à la Ensor. Le quartier de Limehouse est le territoire de Dan Tate, un truand sans coeur aux vêtements clairs que tout le monde appelle l’Oiseau Noir. Tate a un frère, l’Evêque, un homme pieux et paralytique, tout de noir vêtu, qui dirige une mission pour les déshérités. L’Evêque est aussi bon que l’Oiseau Noir est méchant, aussi aimé et respecté que son frère est détesté et craint. Or, en réalité, l’Oiseau Noir et l’Evêque ne font qu’une seule et même personne. Le saint sert de couverture au mauvais larron.
Au bouge du coin, Tate s’éprend du frais minois de Fifi Lorraine, une jeune théâtreuse… Mais il n’est pas seul sur le coup : il y a West End Bertie, l’escroc gentleman qui renonce au mal pour l’amour de Fifi. Jouant sans vergogne de sa double identité, Tate s’acharne à séparer les deux tourtereaux. Mais son ex-femme, la seule qui ait su voir en lui « le coeur dont il ignore lui-même l’existence », trahit sans le vouloir son stratagème. Le mauvais sort s’abat alors sur l’Oiseau : il se brise accidentellement la colonne vertébrale et le voilà devenu Evêque pour de bon… Qui est le vrai Dan Tate : l’Oiseau Noir ou l’Evêque ? Un Robin des Bois, un mystique schizophrène, un criminel cherchant la rédemption ? Bon, méchant, ou les deux à la fois ?
Regardez Lon Chaney, l’acteur fétiche du futur réalisateur de Freaks, Tod Browning (ils tourneront dix films ensemble). Il est alors au sommet de sa carrière et vient de triompher dans Le Fantôme de l’Opéra. Cinq ans plus tard, à l’arrivée du parlant, un cancer de la gorge le condamnera à ce même mutisme qui avait frappé ses parents, avant de le tuer. Regardez Chaney se recroqueviller et se transformer à vue d’oeil en paralytique. Regardez l’Oiseau Noir mourir, alors qu’il voulait juste « faire semblant de dormir » pour échapper à la loi, comme dans un jeu d’enfant.
Tout le film est à cette image : terrible de simplicité, naïf et complexe. Browning rejette toute psychologie et toute vraisemblance, et laisse à son acteur le rôle d’incarner cet affrontement impitoyable entre l’amour et la haine. Car Lon Chaney, derrière ses maquillages multiples et ses grimaces qu’on peut juger outrées , ne triche jamais. « L’homme aux mille visages » n’en a au fond qu’un seul : le nôtre, celui de notre étonnement épouvanté devant le malheur qui s’abat sur nous.