En empilant les références mal appropriées et les clichés éculés, « Bird Box », survival post-apocalyptique mis en scène par Susanne Bier avec Sandra Bullock et diffusé sur Netflix, désamorce tout le potentiel narratif et sensible de la privation sensorielle qu’il explore pour se livrer à une croisière sans danger. (Spoilers)
Cet article comporte des révélations sur le film Bird Box.
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Une femme et deux enfants entreprennent un dangereux périple à l’aveugle au fil d’une rivière pour rejoindre un hypothétique sanctuaire. Cinq ans plus tôt, Malorie, alors enceinte, tente de faire face avec un groupe de survivants aux premiers assauts d’une mystérieuse force qui décime la population mondiale. Tous ceux qui ouvrent les yeux sombrent dans une folie suicidaire.
Adapté du roman éponyme de Josh Malerman paru en 2014, ce film d’horreur post-apocalyptique mis en scène par la réalisatrice danoise Susanne Bier (Revenge, Serena) constitue le troisième produit d’appel cinéphile de Netflix en décembre, après La Ballade de Buster Scruggs des frères Coen et Roma d’Alphonso Cuarón. D’ambition moins ouvertement auteuriste que ces derniers, il se dote néanmoins d’atours prestigieux (casting solide comprenant Sandra Bullock et John Malkovitch, usage du format Scope…) et mise sur un concept prometteur.
Une tambouille d’influences mal appropriées
Concept marketing plutôt qu’idée artistique, l’aveuglement censé donner sa couleur au film se résolvant en un simple gimmick impensé en terme de mise en scène, une transposition de la privation sensorielle de Sans un bruit (beau film fantastique silencieux mis en scène par John Krasinski) de l’audition vers la vue. Il faut voir ces séquences de rivière se dégonfler dans une démultiplication artificielle du point de vue (depuis la barque, depuis la rive, depuis les drones offerts par la production) qui ne crée aucune angoisse (on est loin des regards d’oiseaux inquiétants de L’Ornithologue de João Pedro Rodrigues).
Au-delà de ce décalque d’un succès récent (plus veinard que cynique, la production de Bird Box ayant été lancée avant la sortie de Sans un bruit), le film semble avoir été écrit par un algorithme de digestion massive qui aurait pioché dans un vaste buffet cinématographique les éléments de sa recette industrielle. Si l’œuvre de M. Night Shyamalan, en particulier le mal-aimé (à tort) Phénomènes, apparaît comme son influence la plus évidente (à la limite du plagiat lors des scènes de folie collective ou pour la façon de matérialiser une force invisible par des bruissements végétaux), il n’en a ni la puissance visuelle, ni l’inoxydable empathie.
S’ajoutent à la tambouille une errance post-apocalyptique tracée par La Route de Cormac McCarthy, un groupe de survivants sortis de The Strain de Guillermo Del Toro et un supermarché dénichée dans Dawn of the Dead de George Romero, une mère courage embarquée depuis La Rivière sauvage de Curtis Hanson et des oiseaux en cage capturés chez Hitchcock… Les appels du pied cinéphiles et les signes de reconnaissance geeks se multiplient sans que la somme des emprunts ne s’agence vers une émotion nouvelle.
Un récit joué d’avance
À mesure que le film progresse, on se rend compte que le spectateur a systématiquement un coup d’avance sur la narration, et qu’en mettant le lecteur en pause il est souvent possible d’en deviner la réplique, la scène ou le plan suivant (serait-ce l’interactivité des contenus promise par Netflix ?).
Quelques exemples (et grosses révélations) : on devine immédiatement qui viendra chercher Malorie lorsqu’elle se cache sous la couette avec les deux nouveaux nés, ou que le barbu menaçant sur la rive viendra attaquer la barque. Même constat au niveau des personnages, grossièrement caractérisés (le geek, le papy réac…), dont on embrasse au premier coup d’œil le destin (encore des révélations : la jeune femme enceinte est évidemment la mère de la petite fille blonde que protège Malorie, donc elle devra mourir ; le vieux con joué par John Malkovitch est trop évidemment antipathique pour que le film ne lui offre pas un rachat sacrificiel…).
Loin d’attiser le suspense, ce coup d’avance fonctionne comme un calmant administré au spectateur un peu stressé, qui sait que le retour à l’équilibre et au connu n’est qu’une question de minutes, que le film rentrera toujours dans ses gongs. Cette absence de prise de risque tue dans l’œuf les quelques belles idées de mise en scène (conduire une voiture au GPS et à l’aveugle, dérouler un fil d’Ariane pour ne pas perdre ses enfants…) et désamorce chaque potentialité de trouble.
Un échec symptomatique des productions Netflix ?
L’échec de Bird Box n’est malheureusement pas un cas isolé au sein des productions Netflix, qui aligne les longs-métrages alléchants sur le papier mais extrêmement formatés à l’arrivée. On pense notamment au récent Cam, thriller horrifique dans l’univers des cam girls dont les promesses (auto-mise en scène comme pulsion maladive, angoisse face à l’écran vide, vol d’image comme vol d’identité) se dissolvent dans un écrin / écran lisse et sans danger. Car ces productions, bénéficiant de budgets cossus et pilotées par des auteurs confirmés, ne sont pas non plus des navets : il leur manque peut-être un désir sous-jacent, une nécessité profonde, ou alors une idée de base dépassant le pitch de petit malin mouliné par un algorithme.
Il serait presque tentant de voir dans le système de production Netflix la perpétuation d’une économie de studios qui a notamment irrigué l’Âge d’or du cinéma hollywoodien, et dont les innombrables contraintes stimulaient paradoxalement une créativité artistique s’exerçant par la désobéissance discrète, la perversion subtile de la commande… Or on nous répète que la plate-forme de vidéo à la demande n’impose aucune obligation aux cinéastes qu’elle débauche. Ivres de liberté artistique et de confort financier, ces derniers oublieraient-ils leurs désirs singuliers ?
Bird Box de Susanne Bier (É.-U, 2h04, 2018), avec Sandra Bullock, Trevante Rhodes, John Malkovitch… Disponible sur Netflix.
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