Un soir qu’il recevait Bill Murray à son Late Night Show, le célèbre animateur David Letterman fit le récit détaillé des difficultés que rencontrait invariablement quiconque essayait de rentrer en contact avec l’acteur. Fréquemment, ni ses agents ni les propres membres de sa famille ne semblent savoir où il est passé. “Je suis très mal […]
Un soir qu’il recevait Bill Murray à son Late Night Show, le célèbre animateur David Letterman fit le récit détaillé des difficultés que rencontrait invariablement quiconque essayait de rentrer en contact avec l’acteur. Fréquemment, ni ses agents ni les propres membres de sa famille ne semblent savoir où il est passé. « Je suis très mal organisé. J’égare souvent mes affaires et parfois je m’égare moi-même, répond Murray. Je suis chez moi mais ils n’arrivent pas à me trouver. » Cette façon de ne pas y être tout à fait, de mettre un peu de distance dans la présence comique est un des traits dominants de la personnalité du comédien. C’est sans doute une des raisons qui expliquent ses accointances naturelles avec le monde des fantômes (Ghostbusters d’Ivan Reitman, Fantômes en fête de Richard Donner). Dans Ed Wood de Tim Burton, il n’hésite d’ailleurs pas à se blanchir le visage pour devenir lui-même une sorte de spectre. Et quand il y est vraiment, c’est le monde qui commence à tourner à vide autour de lui, tel un théâtre d’ombres, comme dans le chef-d’ uvre d’Harold Ramis, Un jour sans fin. En perpétuel décalage, victime d’une sorte de jetlag existentiel, Bill Murray semble traverser la vie avec un doute sérieux sur la réalité de ce qui l’entoure.
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ANIMAL BILL
L’homme est, pourtant, une personne de bonne compagnie. Né en 1950, dans l’Illinois, membre d’une famille de neuf enfants, il est lui-même le père de six garçons, et toute sa carrière est marquée par la fidélité à certains amis. Formé au célèbre théâtre de Chicago, Second City, il y fait la rencontre de John Belushi, Gilda Radner et Dan Aykroyd. Ensemble, ils allaient constituer la première troupe appelée par Lorne Michaels pour animer, à partir de 1975, la mythique émission de télévision Saturday Night Live. Bastion de la contre-culture, le Saturday Night Live croise génialement sketches parodiques et théâtre de l’absurde. Murray y impose une sorte de délire à froid qui s’oppose à la fois au comique excessif d’un John Belushi et aux sarcasmes ironiques d’un Eddie Murphy.
Le début de sa carrière cinématographique, l’acteur le doit principalement à deux personnes : le réalisateur Ivan Reitman, et l’acteur-réalisateur-scénariste Harold Ramis qu’il avait déjà rencontré à l’époque du Second City. Avec eux, il enchaîne des films, plus ou moins potaches, qui connaissent un grand succès public sur le sol national (mais sont arrivés en France ravalés au rang de séries Z, peu aidés il est vrai par des titres français dignes d’Aldo Maccione) : Meatballs (Arrête de ramer, t’es sur le sable) en 1979, Caddyshack (Le Golf en folie) en 1980, Stripes (Les Bleus) en 1981. Arrête de ramer…, qui lui offre son premier rôle important, est une comédie de campus déplacée à la campagne. Bill Murray y interprète un chef de colo doux dingue qui incite les teenagers qu’il encadre à multiplier les tours pendables (comme déculotter ses adversaires pendant une partie de basket). Les Bleus participe du même humour potache, mais campé cette fois dans une ambiance de chambrée. Dans le plus intéressant des trois films, Le Golf en folie, son rôle est moins important que celui de Chevy Chase, mais sa prestation est marquante. Il interprète un gardien obsédé par la présence sur le green d’une taupe, creusant des trous partout et saccageant le terrain. Se fait jour une des constantes de sa filmographie : son rapport à la fois détraqué et viscéral avec nos amis les animaux. Vingt-cinq ans plus tard, le traqueur de taupes nuisibles deviendra dans La Vie aquatique le chasseur d’un grand requin-jaquar. Entretemps, on l’aura vu en avocat partageant son bureau avec un oiseau en liberté (Sexcrimes), en employé d’entretien d’un zoo torchant les dromadaires dans Osmosis Jones (où il est inégalable dans le port décalé du bermuda), spécialiste du lâcher de marmottes dans Un jour sans fin… Même dans un rapport conflictuel, l’animal reste l’interlocuteur rapproché de Bill, humain pas comme les autres, toujours un peu à la périphérie de la société des hommes, gros chien au regard mouillé, ours maussade la tête ailleurs.
STAR À DOUBLE DÉTENTE
Souvent les comiques les plus inventifs deviennent des pitres de seconde zone en passant au grand écran. Malgré les succès américains de ses premiers films, Bill Murray est donc cantonné à d’inoffensives pochades de série B. Il faut attendre 1983 et 1984 pour que son statut se renforce. D’abord grâce à un second rôle marquant dans Tootsie (le meilleur pote de Dustin Hoffman), puis l’année suivante dans sa première superproduction, Ghostbusters. Ses copains des débuts, Ivan Reitman et Harold Ramis (respectivement réalisateur et scénariste du film), ont acquis une autorité suffisante pour diriger une grosse machine, et il retrouve Dan Aykroyd. Kid’s movie gavé d’effets spéciaux, Ghostbusters porte assez peu la marque délirante et corrosive qui avait fait la gloire télévisuelle de l’équipe du Saturday Night Live. Mais Bill Murray n’entend pas contrairement à ses camarades de jeu, Eddie Murphy ou Steve Martin, devenir la star comique de gros budgets inconséquents et brader du même coup ses velléités d’acteur au potentiel infiniment plus complexe. En signant son contrat avec la Columbia pour Ghostbusters, il négocie la possibilité de coécrire et d’interpréter un film plus art et essai, Le Fil du rasoir (d’après Somerset Maugham), dans lequel il interprète un soldat de la guerre de 1914-1918 revenant du front. Cette échappée dramatique ne convainc pas grand monde, et Bill Murray se voit dans l’obligation de retourner à la série B (La Petite Boutique des horreurs en 1986) et de renfiler la panoplie de chasseur de fantômes (pour un Ghostbusters II calamiteux en 1989).
Après avoir longtemps tardé, la reconnaissance critique éclate d’un coup fin 1992, début 1993. Murray tourne d’abord dans le second long métrage de John McNaughton, révélé l’an passé par un thriller rageur et ultraviolent (Henri, portrait d’un serial killer). Dans Mad Dog and Glory, il incarne un caïd extravagant qui remercie un flic (Robert De Niro) de lui avoir rendu service en lui prêtant pour quelques jours une call-girl (Uma Thurman). S’en suit une sérénade à trois irrésolue et douceâtre, où la fille tangue de l’un à l’autre, où les montées de violence sont désamorcées par de subits coups de blues, et où De Niro et Murray composent un stupéfiant numéro de duettistes en plein crash affectif, rongés par la solitude, l’impuissance et l’ennui. Dans la foulée, Bill retrouve Harold Ramis pour Un jour sans fin, son premier grand succès au box-office dans une comédie pour adultes, qu’il porte quasiment seul. Il est génial dans ce tonneau des Danaïdes temporel qui le contraint à revivre indéfiniment la même journée de reportage sur les coutumes locales d’un bled enneigé. Ce qui est beau dans Un jour sans fin, c’est la façon dont le personnage semble contrarier la nature aphasique du comédien. Pour rompre le cercle de la répétition, il doit sortir de ses gonds, se réinventer chaque jour, s’improvisant tour à tour gangster, héros, amant, véritable Fregoli sachant que tous les débordements sont permis puisque chaque nouveau masque est voué à tomber au petit matin. Cette comédie conceptuelle lui vaut la consécration dont il a probablement toujours rêvé, moins celle d’une pointure du box-office que celle d’un acteur culte.
CULTE ET PLUS
Désormais, Bill Murray choisit ses films, et plus encore ses cinéastes. Sa carrière brille aujourd’hui par une vraie cohérence auteuriste. Il accepte un second rôle délirant de folle fardée chez Burton dans Ed Wood (1994), il retrouve John McNaughton pour le polar perfide Sexcrimes (1998), traverse quelques grosses machines avec désinvolture (il est Bosley dans Drôles de dames, 2000). Et il manifeste surtout une attention marquée aux tout jeunes cinéastes. Il réussit par exemple la difficile transition de l’humour 70-80 au comique des années 90 en s’associant aux Farrelly : Kingpin en 1996 puis Osmosis Jones en 2001. Il se lie à la famille Stiller/Wilson et enchaîne trois films avec Wes Anderson (Rushmore, La Famille Tenenbaum et La Vie aquatique).
Enfin, pour son second long métrage, Sofia Coppola lui construit un monument. Lost in Translation marque un nouveau palier décisif dans l’ascension de Bill Murray dans le cinéma américain. Dix ans après Un jour sans fin, il porte à nouveau entièrement le succès d’un film et remporte en plus ses premières hautes distinctions (Golden Globe, première nomination aux oscars). Autant dire que ce rôle de comique dépressif qui cachetonne dans des pubs au Japon est écrit sur mesure pour l’acteur. Le film est presque un manifeste critique sur l’acteur mettant en relief ses compétences comiques, mais aussi ce poids neurasthénique que d’autres avaient saisi par éclats. Murray est par moments vraiment génial (notamment dans sa reprise karaoké de More Than This de Roxy Music), mais pour la première fois pointe le danger d’une trop grande conscience de lui-même, le sentiment parfois pesant qu’il livre à la demande son numéro éternel de Droopy pince-sans-rire. Avant, aimer passionnément Bill Murray, c’était un choix, un plaisir un peu contre-culturel, le fruit d’une longue observation. Désormais, Sofia Coppola le sert sur un plateau, avec son mode d’emploi.
En le confrontant à nouveau à un personnage romanesque (Steve Zissou, une sorte de Cousteau malchanceux d’Amérique), Wes Anderson offre à Bill Murray l’occasion de se déprendre à nouveau de lui-même et de créer une de ses plus touchantes compositions. Peut-être parce que, manifestement, pour Wes Anderson, Bill Murray incarne une sorte d’idéal douloureux du père. Dans Rushmore, il était ce père de famille démissionnaire, archilargué, mal aimant, que le jeune héros choisit comme figure tutélaire. Il prolonge dans La Vie aquatique cet emploi de père à la fois indigne et rêvé. Peut-être aussi parce que pour la première fois, dans La Vie aquatique, Bill Murray incarne un cinéaste. Un cinéaste un peu particulier, certes, qui se tient dans le plan un micro à la main pour statuer sur des bancs de méduses échouées ou présenter une espèce disparue de mangouste des glaces. Ce statut flottant, à la fois dedans et de l’autre côté des images, c’est un peu la place rêvée pour un acteur qui a passé sa vie à paraître ailleurs, dans le plan mais pas tout à fait, toujours en légère désynchronie. Finalement, sa technique du slow burn, de la présence assoupie, de l’effet à retardement, a porté ses fruits au-delà de toute espérance. En trente ans, à petits pas, par lente imprégnation, ce pitre qui s’estompe, ce comique en voie d’effacement est devenu l’acteur central du cinéma américain qui compte. ||
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