Attend-on d’un grand cinéma qu’il nous plonge au cœur du monde ou qu’il nous en protège ? De l’art amniotique d’Apichatpong Weerasethakul (Cemetery of Splendour) à la frénésie postapocalyptique de George Miller (Mad Max – Fury Road), les plus beaux films de l’année ont finement déjoué l’alternative.
Nous venons de traverser des temps violents et fous, cernés par des images de morts. Celles de carnages survenus dans un immeuble voisin, une rue adjacente, accomplis sous nos yeux ou frappant un de nos proches. Des jours et des nuits ont été passés aimantés par le flux ressassant des chaînes d’info. S’y déversaient des images pauvres, lacunaires, celles de téléphones portables, de vidéosurveillance ou de caméras de télé à la bourre.
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Et pourtant, dans ces moments de grande turbulence, il devenait difficile d’en détourner le regard pour revenir aux images riches, pleines, articulées, de la fiction et du cinéma. Même si parfois les unes et les autres entraient en résonance.
Le grand film synchrone, cette année, a été Mad Max – Fury Road, la réactivation géniale par le vétéran George Miller de sa saga cyberpunk. Héros du futur (des temps postapocalyptiques) revenu du passé des images (les années 1980), Mad Max a surtout su être notre plus exact contemporain.
Avec ses convois de jihadistes illuminés se faisant exploser dans des attentats suicides, son personnage de dictateur démembré par son peuple hors de ses gonds, sa vision d’une gestion des richesses à sa plus extrême concentration (toutes entre les mains d’une seule personne) ou d’une planète calcinée après de multiples catastrophes écologiques, Miller paraît avoir ingurgité toutes les images qui nous hantent et les libère dans un geyser visuel au bord de la transe, à la fois très grave et bouffon, effrayant et festif, totalement déliré mais aux accents extralucides.
Corps à la fois amputé et glorieux
De Mad Max – Fury Road, on retiendra encore un corps, véhicule de fiction exemplaire d’audace, celui de Charlize Theron tondue, corps à la fois amputé et glorieux, organisme en lutte, manifeste de toutes les résistances. Et si, non sans raison, on critique parfois la standardisation, l’appauvrissement du cinéma américain, il faut aussi lui reconnaître une très grande clairvoyance à figurer des états corporels d’une grande puissance expressive, à renouveler ses modes de représentation.
Les deux films font de l’horloge biologique un instrument de panique
C’est le cas par exemple pour Vice-Versa de Pete Docter, une des productions Pixar de l’année, ou encore de It Follows, le deuxième film de David Robert Mitchell. Le premier raconte le passage de l’enfance à l’adolescence ; le second de l’adolescence à l’âge des premiers rapports sexuels. L’un et l’autre font de l’horloge biologique un instrument de panique et des activités neurologiques ou hormonales une source d’effroi infini.
Premiers émois de l’adolescence
Dans Vice-Versa, la menace est interne, et le film est particulièrement inspiré pour traduire les transformations du psychisme en accidents géologiques : les premiers émois de l’adolescence, et c’est le territoire de l’enfance, visualisé en frétillant Luna Park, qui s’effrite comme un lopin de terre dans une secousse sismique. Dans It Follows, la menace, en revanche, est externe.
La peur du rapport sexuel qui tenaille un groupe d’adolescents y prend les atours d’un monstre protéiforme et désirable qui avance vers sa proie jusqu’à l’extermination. Dans l’un comme dans l’autre, la croissance y est une expérience fortement traumatisante, une sorte de chasse dont le sujet est la proie impuissante et apeurée. Attention, un enfant meurt. Son meurtrier est l’adulte qui croît en lui.
Naufrage de la fin de vie
Si grandir met en danger, vieillir est un supplice incomparable. The Smell of Us de Larry Clark et The Visit de M. Night Shyamalan opèrent des expériences à la fois parallèles et inverses. Dans le premier, le cinéaste septuagénaire passe devant la caméra pour intégrer la faune de ses modèles, de jeunes skateurs parisiens cette fois, parmi lesquels il se vautre, au plus démuni de lui-même, mi-clochard mi-micheton, Tantale hagard condamné à renifler sans fin l’objet de ses appétences insatisfaites.
Dans The Visit, au contraire, ce sont deux adolescents tout aussi contemporains qui se retrouvent catapultés dans le nid de deux vieux oiseaux rapaces et assistent interloqués au plus terrorisant des spectacles : celui du naufrage de la fin de vie, démence sénile et incontinence comprises. Les deux films sont animés par une forme de rage, masochiste chez Larry Clark, sadique chez Shyamalan, où les deux extrémités de l’expérience humaine se déchaînent l’une contre l’autre.
Objets de désirs sexuels ou de pulsions meurtrières, proies plus ou moins coriaces, les adolescents ont aussi les clés de la mise en scène
Il n’est pas anodin que les deux films empruntent la voie du found footage (dans The Smell of Us, la plupart des plans sont censés être tournés par un jeune photographe, membre de la bande des skateurs ; dans The Visit, le film qu’on voit est un montage de celui que tourne la jeune apprentie cinéaste en vacances chez ses grands-parents). Objets de désirs sexuels ou de pulsions meurtrières, proies plus ou moins coriaces, les adolescents ont aussi les clés de la mise en scène, que les films leur déposent dans un geste extrêmement aimant.
Un grand solitaire expatrié en France (Clark), deux auteurs œuvrant pour la série B horrifique (Mitchell, Shyamalan), un pur produit Pixar qui résiste à la reprise Disney (Docter), le plus créatif du cinéma est disséminé dans des coins très dissemblables. En son centre, sur la voie royale qui mène aux oscars, on observe la stabilisation d’une génération tournant autour de la cinquantaine, donnant dans le prestige movie introspectif, dont les deux fleurons étaient cette année Foxcatcher de Bennett Miller et Birdman d’Alejandro González Iñárritu.
Boosté aux effets spéciaux numériques
Deux films proches dans leur profil et leur ambition, mais très opposés dans les moyens de leur ostentation formelle. Au découpage raffiné, aux cadres picturaux et à la solennité cérémonieuse du premier répond l’élasticité gesticulante d’un faux plan-séquence de près de deux heures du second, boosté aux effets spéciaux numériques. Si Foxcatcher nous a touchés par son classicisme hanté, Birdman en revanche s’épuise dans une virtuosité grimaçante.
Du côté de la jeune garde, certains espoirs occupent la place avec volontarisme, sans masquer déjà un léger essoufflement. Deux ans après le radieux Frances Ha, le talentueux Noah Baumbach a enchaîné deux films. Enlevé et brillant, While We Were Young est un peu terni par son extrême âcreté, et le suivant, Mistress America, avec Greta Gerwig (sortie début janvier 2016), marque plus encore le pas.
Epatant campus movie agité par l’éclosion d’émeutes
Autre affilié à la mouvance mumblecore, Alex Ross Perry a aussi réalisé deux films à la suite, Listen up Philip et Queen of Earth, qui ne manquent pas de charme mais laissent deviner une certaine étroitesse d’inspiration. C’est du côté de la communauté afro-américaine qu’ont surgi la fraîcheur et l’espoir de revitalisation du jeune cinéma indé : Dear White People de Justin Simien (épatant campus movie agité par l’éclosion d’émeutes), Dope de Rick Famuyiwa (charmant teen movie sur un jeune fan de hip-hop 90’s), ou encore, à la croisée de plusieurs communautés, Tangerine, de Sean Baker, amusante revisitation de Cendrillon dans le milieu trans de L. A.
Et on reste songeur sur l’ampleur de la logistique qui permet à des messieurs âgés comme Clint Eastwood ou Ridley Scott de sortir sans répit des films que d’autres mettraient cinq ans à finaliser
Tout aussi prolifiques que leurs cadets, certains doyens tournent aussi au moins un film par an. Et on reste songeur sur l’ampleur de la logistique qui permet à des messieurs âgés comme Clint Eastwood ou Ridley Scott de sortir sans répit des films que d’autres mettraient cinq ans à finaliser. Avec American Sniper, Clint Eastwood a connu un nouveau triomphe, dans une carrière qui connaît régulièrement des rebonds.
Un Tom Cruise de plus en plus irréel et aérien
A peine dépêtré de l’ancien testament avec l’obèse Exodus, Ridley Scott a réalisé son meilleur film depuis plusieurs décennies avec le malicieux et badin Seul sur Mars. Et là encore a remporté un triomphe public. Dans une économie moins contraignante, Woody Allen paraît lui aussi inoxydable. L’Homme irrationnel est un modèle de concision dramatique et de vigueur d’exécution.
Habitué également aux cadences effrénées, Steven Spielberg a cette fois laissé passer trois ans depuis son précédent Lincoln. Si Le Pont des espions lui vaut un nouveau succès public, il ne devrait pas compter parmi les pics de son œuvre, en dépit d’une première heure éblouissante sur la propagande américaine de la guerre froide. L’espion, c’est en tout cas une des figures les plus fréquentées du moment par le cinéma hollywoodien. Sur un mode ténébreux avec 007 Spectre ; plus ludique avec Mission: impossible 5 – Rogue Nation, grâce à un Tom Cruise de plus en plus irréel et aérien ; carrément bouffon avec Spy (voué tout entier à la bourrasque Melissa McCarthy) ou l’attrayant Kingsman : services secrets.
Curieux effet de timing
La surprise de 2015 est que le cinéma d’espionnage a fait le mur du cinéma de divertissement anglo-saxon pour s’infiltrer dans la citadelle du cinéma d’auteur français. Des trois souvenirs de la jeunesse d’Arnaud Desplechin, entre une enfance âprement bergmanienne et une entrée dans l’âge adulte aux vapeurs d’Outsiders de Coppola, le second prend la forme d’un thriller façon John le Carré sur les cendres d’un monde coupé en deux par une guerre froide finissante.
Ce souvenir est aussi celui de la jeunesse du cinéma de Desplechin, puisqu’il ravive le feu de son premier long métrage éblouissant La Sentinelle (1992), dont on retrouve la tension paranoïaque et le vertige des glissements identitaires. Par un curieux effet de timing, La Sentinelle n’infiltrait pas que son Trois souvenirs de ma jeunesse, mais aussi le premier long de Nicolas Pariser, Le Grand Jeu (avec, hasard ou pas, André Dussollier dans les deux castings, en émissaire onctueusement mystérieux jonglant avec les secrets d’Etat).
Film de guerre ouvert sur des énigmes métaphysiques
Thriller politique original qui avance à pas de velours, le beau film de Nicolas Pariser appartient à la moisson très fournie des révélations annuelles du jeune cinéma français. A ses côtés, il faut compter aussi Ni le ciel, ni la Terre, le film de guerre ouvert sur des énigmes métaphysiques de Clément Cogitore ; le très gracieux Vincent n’a pas d’écailles de Thomas Salvador ; Les Deux Amis, première réalisation de Louis Garrel ; le magnifique moyen métrage poético-ethnographique de Stéphane Batut Le Rappel des oiseaux ; Mustang, le film franco-turc auréolé de succès de Deniz Gamze Ergüven ; Un jeune poète de Damien Manivel et, surtout, Le Dos rouge, deuxieme long métrage d’Antoine Barraud, feuilleté méditatif fascinant sur la psyché d’un cinéaste (joué par Bertrand Bonello) en recherche d’inspiration, peut-être le film français le plus original et audacieux de l’année.
A sa base, la pyramide du cinéma français est très large, foisonnant de découvertes et d’innovations
A sa base, la pyramide du cinéma français est donc très large, foisonnant de découvertes et d’innovations. Elle se resserre nettement en revanche en son milieu, dans la zone du cinéma à budget confortable, à mi-chemin entre aspirations commerciales et artistiques. Les genres se réduisent à deux. Celui du cinéma culturel en costumes, adapté d’œuvres littéraires (Le Journal d’une femme de chambre de Benoît Jacquot, versant austère) ou librement inspiré de personnages réels (Marguerite de Xavier Giannoli, versant exubérant, et gros carton de l’année, favori pour les César). Et celui du film de description sociale, créneau particulièrement fréquenté.
Le réalisme social s’hybride au film noir
Dans ce registre, si La Loi du marché de Stéphane Brizé est le grand vainqueur aux points (un million d’entrées, prix d’interprétation à Cannes pour Vincent Lindon), Fatima de Philippe Faucon est probablement le fleuron le plus subtilement stylisé et celui qui resiste le plus crânement à la pente du typage sociologique. Travers auquel cède en revanche trop facilement La Tête haute d’Emmanuelle Bercot, sans même parler de l’épouvantable Hermine de Christian Vincent.
Ni le cinéma de Jacques Audiard (où le réalisme social s’hybride au film noir), ni celui de Maïwenn (qui revient à sa veine autobiographique) ne peuvent être cantonnés dans les catégories précitées. C’est leur mérite. Mais leurs derniers films, Dheepan et Mon roi, ont égaré pas mal de leurs fans en route (nous n’en sommes pas, mais on les comprend) et récolté près de trois fois moins d’entrées que De rouille et d’os, pour l’un, et Polisse, pour l’autre.
Opulentes carrosseries
Enfin, pour continuer à parcourir la pyramide industrielle du cinéma français, le sommet n’a jamais paru aussi étroit. Un seul genre aujourd’hui rameute le public en masse : la comédie. Un unique acteur tient la vedette des deux plus gros succès (Kev Adams dans Les Nouvelles Aventures d’Aladin et Les Profs 2), et le système des franchises se développe presque aussi méthodiquement qu’aux Etats-Unis : Les Profs 2, donc, Babysitting 2, Belle et Sébastien 2 bientôt Papa ou maman 2…
Le cinéma italien a porté beau avec trois films présentés à Cannes. Injustement boudé par le jury, Mia madre dominait pourtant la compétition. Nanni Moretti porte à son plus parfait point de classicisme son art de la touche légère, du portrait pointilliste et des courts-circuits rapides entre comique et pathétique qui empêchent l’un et l’autre de s’empeser. Derrière Moretti, Paolo Sorrentino (Youth) et Matteo Garrone (Le Conte des contes) sont incontestablement les leaders de leur génération, mais leurs opulentes carrosseries ne doivent pas cacher l’existence d’un jeune cinéma italien fin et sensible. Si les talentueux Michele Frammartino et Alessandro Comodin n’ont rien sorti en 2015, Les Merveilles d’Alice Rohrwacher, bardé d’un Grand Prix cannois, a trouvé son public, et il faut lui adjoindre le délicat Mezzanotte de Sebastiano Riso.
Petite polémique critique
Un autre point du planisphère où luit un cinéma prometteur, c’est le Brésil. Pas moins de trois bons films de jeunes cinéastes ont franchi ces derniers mois les portes de la distribution hexagonale : Casa grande de Fellipe Barbosa et Une seconde mère d’Anna Muylaert, deux fables de l’inégalité extrêmement proches dans leur facture, et le plus ésotérique et envoûtant Ventos de agosto de Gabriel Mascaro.
La révélation la plus tonitruante est celle de László Nemes, dont le premier long métrage, Le Fils de Saul, a frôlé la Palme d’or (Grand Prix au dernier Festival de Cannes), part favori pour l’oscar du meilleur film étranger et a déclenché en France une petite polémique critique. Le principal tort de ce film rusé est précisément de programmer un peu trop sciemment tous les commentaires qu’il suscite et de n’avoir pour seul sujet, au fond, que sa situation d’énonciation, tous les discours sur la représentation des camps qui le précèdent et avec lesquels le film joue à se faire peur. On peut trouver ce jeu du montrer-quand-même-mais-qu’un-peu, dans un suspense énonciatif assez pénible, terriblement exhibitionniste (en mode “regardez bien ce que je ne montre pas – ou dans le flou, ou fait entendre…”) et surtout ivre de lui-même.
Hystérisation de la prise de parole
A cette hystérisation de la prise de parole, on peut préférer la sous-énonciation propre au cinéma unique et miraculeux d’Apichatpong Weerasethakul. Dans un cinéma d’artiste, qui à son pire comme à son meilleur (on pourrait encore citer, parmi les très grands films de cette année, Les Mille et Une Nuits de Miguel Gomes, Jauja de Lisandro Alonso…) a de plus en plus tendance à penser chaque film comme un coup, un exploit, un tour de force, quelque chose du calme infini, de la sérénité insondable, dans lesquels baigne Cemetery of Splendour paraît mettre en suspens tout ce qui par ailleurs nous agite, pour nous régénerer et nous mettre en état de lévitation.
Le cinéma d’Apichatpong Weerasethakul nous plonge dans un grand calme qui nous redonne aussi toutes nos forces
Pourtant, comme Mad Max – Fury Road, Cemetery of Splendour parle de notre temps – et pas seulement de la monarchie autoritaire thaïlandaise. Pourquoi les soldats dorment-ils ? Parce qu’ailleurs se déroule une guerre invisible qui absorbe leurs réserves vitales. Apichatpong Weerasethakul parle de l’épuisement de nos sociétés modernes et de ce qui les mine. Comme ses soldats qui contre leur gré participent à une guerre non géolocalisable, nous ne voudrions que dormir. Mais l’utilité publique de son cinéma de narcoleptique, c’est que le grand calme dans lequel il nous plonge nous redonne aussi toutes nos forces.
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