Raréfaction des espèces, menaces d’extinction, mais gros espoirs dans les mutations en tout genre. Dans le biotope dérangé du cinéma mondial, 2014 fut l’année des métamorphoses.
Il y a dans le dernier volet du Hobbit, la deuxième trilogie tolkienienne de Peter Jackson, une scène de bataille qui peut prétendre au titre de plus longue de l’histoire. Son déploiement majestueux est sans cesse relancé par l’arrivée d’une nouvelle force dans le combat – des aigles immenses qui servent de montures, des elfes, des humains, des trolls, d’invraisemblables géants trimballant des villages de lilliputiens dans des hottes… Les enjeux stratégiques deviennent indéchiffrables à mesure que viennent s’adjoindre de nouvelles troupes, et l’attrait principal du film est de donner à rêver sur un monde qui de hobbits en dragons bénéficierait d’une infinie biodiversité.
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Une diversité menacée
L’écologie du cinéma mondial est un peu à l’inverse du monde promis par ce Hobbit. Les espèces de films semblent toujours moins nombreuses, la diversité des formes de plus en plus menacée et le film de Peter Jackson en est un des symptômes. Le cinéma d’entertainment planétaire se concentre désormais sur très peu de genres. Deux pour l’essentiel : le film de superhéros (dont le tableau prévisionnel des quarante sorties programmées par Marvel et DC Comics jusqu’en 2020 montre à quel point la suprématie du genre croît encore) et l’adaptation de best-sellers de la littérature teen (Hunger Games, Divergente, Le Labyrinthe…). Autant de franchises déclinées en suites, prequels, reboots qui donnent le sentiment d’un rétrécissement du champ des possibles fictionnels.
L’avénement des bandes-annonces
Parmi les films les plus vus de ces dernières semaines comptent d’ailleurs trois bandes-annonces : celles, toutes très alléchantes au demeurant, des nouveaux Star Wars, Jurassic World et Terminator, dont les mises en ligne furent des événements presque aussi considérables que des sorties de films. Voir et revoir sans fin un film qui n’est ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre semble aujourd’hui la demande exclusive que vise à satisfaire l’industrie hollywoodienne.
Le blockbuster d’auteur, une idée désormais assez fragile
Dans cet écosystème simplifié, les films prototypes paraissent des espèces menacées. De fait, Edge of Tomorrow, le conte SF conceptuel de Doug Liman (avec Tom Cruise), aussi brillant qu’audacieux, a eu quelque peine à exister aux cimes du BO. Loin derrière Les Gardiens de la galaxie (premier au box-office US), X-Men, Transformers ou Captain America, David Fincher et Christopher Nolan sont les deux seuls tenants d’une idée désormais assez fragile du blockbuster d’auteur, gérée de façon plutôt virtuose pour le premier (Gone Girl), lyrique et visionnaire pour le second (Interstellar).
La diversité du cinéma américain émet pourtant des signes très perceptibles, mais de plus en plus en dessous des radars de la grande exploitation. Blue Ruin, thriller à la sécheresse granitique, ou In the Family, où les arguties autour d’un conflit de garde d’enfant prennent l’ampleur d’une épopée de la parole, sont deux superbes révélations. En DVD (Funny Ha Ha) ou en salle (Computer Chess), les films d’Andrew Bujalski, héraut (plus ou moins malgré lui) de la génération mumblecore (cinéma de l’intimisme marmonné), ont enfin forcé le barrage de l’exploitation française. Des cinéastes aussi divers que Richard Linklater (Boyhood), David Cronenberg (Maps to the Stars) ou Abel Ferrara (Pasolini) ont connu de nouvelles réussites.
Hollywood, toujours le creuset des talents internationaux
Enfin, il faut noter l’habileté d’Hollywood à agréger les valeurs montantes du reste du monde, pour les propulser parfois jusqu’aux oscars : 12 Years a Slave de l’Anglais Steve McQueen, Dallas Buyers Club du Québecois Jean-Marc Vallée (deux films célébrés presque partout mais assez peu prisés dans ces pages). Repéré avec Bullhead, Michaël R. Roskam n’a pas connu la même fortune avec le pourtant intéressant Quand vient la nuit.
Xavier Dolan, en préparation de son premier film hollywoodien avec Jessica Chastain et Kit Harington, suivra-t-il en revanche le même chemin pavé de statuettes ? Même sans Palme d’or, et avec deux films en salle (Tom à la ferme, puis le triomphal Mommy), Dolan aura vécu cette année son absolue consécration comme héros générationnel, rare cinéaste iconisé comme une pop-star, soulevant à chacune de ses interventions l’adhésion fiévreuse de ses fans de plus en plus nombreux (mais aussi une aversion agacée chez d’autres). Son cinéma appuie désormais en même temps sur tous les leviers de l’empathie, de l’identification, de l’emballement lyrique – au risque de la boursouflure, sans que se perde une certaine finesse interne, quelque chose de délicat et de vivant qui continue à palpiter sous la fabrication. On ne doute pas que son opiniâtreté saura préserver cette grâce fragile à l’intérieur de la machine hollywoodienne.
En France, le règne de la comédie
Et le biotope du cinéma français, favorise-t-il davantage que son homologue américain la diversité des espèces ? Pas vraiment si on considère le sommet de son box-office. Ici, en lieu et place des superhéros, c’est la comédie qui règne sans presque aucun partage. Des franchises naissent (Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?, en tête haut la main avec ses 12 millions d’entrées, aura bientôt une suite) ou se perpétuent (Les Vacances du petit Nicolas, Les Trois Frères– Le retour). Un tout petit noyau de stars concentre les recettes (Dany Boon – Supercondriaque, 5,2 millions de spectateurs ; Franck Dubosc – Fiston, Barbecue, 3,7 millions à eux deux). L’offre alternative en matière de films populaires ne s’impose pas au sommet (les scores seulement corrects de La Belle et la Bête ou La French) ou connaissent de violents rejets (l’échec spectaculaire de The Search). Seul Samba, du tandem Toledano/Nakache, a remporté un franc succès (3 millions d’entrées) en frayant (en partie) en dehors des stricts sentiers de la comédie.
Hippocrate, seul succès du cinéma indépendant
Le seul grand succès public remporté par le cinéma français indépendant, c’est Hippocrate, le deuxième film de Thomas Lilti, vrai outsider qui, joignant les vertus de l’artisanat modeste, du storytelling efficace et de la réussite commerciale (plus de 900 000 entrées), s’impose comme un possible grand vainqueur pour les prochains César. Soigné et réussi, le film dessine néanmoins un horizon de réalisme social à faible surmoi artistique dont on aimerait peu qu’il devienne le patron du cinéma d’auteur français. Plus esthète, et néanmoins profondément enraciné dans le socius français, déléguant à une mise en scène acérée la cartographie des précipices psychiques d’un personnage opaque, La prochaine fois je viserai le coeur, le thriller anxiogène de Cédric Anger, est, quelques coudées en dessous (500 000 entrées), une autre réussite au box-office du cinéma d’auteur.
Enfin, avec plus de 400 000 spectateurs, Les Combattants, le revigorant film de Thomas Cailley, est le grand vainqueur d’une catégorie, le premier film, toujours très richement pourvue quelle que soit sa réussite commerciale. Party Girl (Caméra d’or à Cannes), Mouton, Mille soleils, Tonnerre, Tristesse Club, Mercuriales ou même, dans le registre de la comédie plus mainstream, les inattendues Gazelles: autant de premiers longs au minimum prometteurs, parfois très aboutis (Diop, Brac, Vernier).
Le combat des auteurs non anglophones
Pour les films d’auteur étrangers non anglophones, la lutte pour exister en salle est âpre. A l’exception de quelques succès notables : Winter Sleep de Nuri Bilge Ceylan (Palme d’or), Black Coal (Ours d’or), Ida (tous trois distribués par la successful société Memento). En Israël, avec son deuxième long L’Institutrice Nadav Lapid joint avec bonheur la fable politique et un onirisme troublant et désancré. Du Brésil surgit un premier film fascinant, Les Bruits de Recife, chronique cotonneuse des angoisses sécuritaires dans une métropole moderne. En bute depuis plusieurs années à des mesures publiques visant à assécher son mode de financement, le cinéma portugais n’en demeure pas moins un des plus vifs au monde. Après la découverte du cinéma de Gabriel Abrantes (Pan pleure pas), se sont enchaînés l’infra-fictionnel Et maintenant ? de Joaquim Pinto, récit au quotidien de lutte d’un corps contre un virus, et l’hyper-fictionnel Vengeance d’une femme de Rita Azevedo Gomes, adaptation à l’expressionnisme minimal d’une nouvelle des Diaboliques de Barbey d’Aurevilly. Deux coups de force figuratifs saisissants.
Place aux mutations
Et maintenant ? S’il n’y avait qu’une question, ce serait celle-là. Elle suppose un après-coup. Quelque chose a lieu, qui appelle une réaction, une riposte, une remise en jeu. Qu’est-ce qui a lieu ? Probablement la fin de quelque chose, une fin de cycle et, pour revenir au préambule, peut-être une menace d’extinction. Celle d’une société, d’une civilisation ou d’une espèce. La réponse la mieux partagée cette année à la question du “et maintenant ?” fut celle-ci : et maintenant, mutons ! La mutation peut être purement psychologique (et un peu vestimentaire), comme celle de l’héroïne de Bande de filles, traversant les places, les rôles, les structures (famille, bande, atome) sans s’identifier durablement à aucun, en choisissant le déplacement comme seule identité. La mutation peut être aussi de genre, comme pour le jeune papa bientôt maman d’Une nouvelle amie.
L’ère de l’hybridation animale
Mais le plus souvent, c’est à une mutation d’espèce à laquelle nous ont invités les films. Le retour à l’animalité comme promesse d’une humanité upgradée, c’est le postulat usuel de la fiction de superhéros (de l’arachnéen Peter Parker à Wolverine, l’homme-loup). L’animal est la seule descendance acceptable de l’homme : “Nous n’aurons pas d’enfants mais des chiens”, entend-on dans Adieu au langage de Godard. Avec Métamorphoses, adapté d’Ovide, Christophe Honoré opère une remontée archaïque aux racines mythologiques de ces fictions de l’hybridation animale. On en trouve aussi l’écho dans le Bird People de Pascale Ferran.
L’originalité des deux films est d’opposer leur forme à leur sujet. Là où Hollywood fait du personnage mutant l’accomplissement d’un cinéma mutant (où la prise de vues réelle et la simulation numérique font jeu égal), Honoré et Ferran filment la métamorphose du point de vue d’un cinéma non transformé. Elle ne s’opère pas à vue, par la grâce du morphing, mais dans l’interstice de deux plans. C’est un raccord qui fait tenir ensemble l’humain et l’animal. Même si Bird People comporte par ailleurs beaucoup de trucages numériques, les deux films, à l’instant nodal de la transformation, font le même choix, un peu archaïque, du montage. Il y a un état et puis l’autre ; le passage ne saurait être qu’un secret.
La mutation, ce peut être une figure qui revient – le raccord. Ce peut être aussi un visage qui s’impose – en l’occurrence celui de Scarlett Johansson, qui s’est échinée à sillonner cette année beaucoup des possibles de la mutation. Humaine, elle est un prototype, la première à mobiliser 100 % de ses capacités cérébrales dans Lucy de Luc Besson. Alien, elle s’infiltre under the skin d’une bimbo terrestre, sirène qui noie ses soupirants dans un bain de pétrole. Machine, ses fonctionnalités lui permettent de simuler tous les affects humains, avant de se désintéresser de cette vieille espèce qui ne mute pas assez vite (Her de Spike Jonze). Le corps le plus contemporain de l’année, c’est donc elle, parfaite Eve future de ce siècle, incarnation idéale d’une condition humaine en mode travesti, femme mais pas que, un peu machine et un peu alien sur les bords, créature terrestre en transition.
Muter ou mourir
Incarner une mutante, dans une série B tournée à l’Est, c’est in extremis la proposition qui est faite à l’actrice middle age Maria Enders (Juliette Binoche), dans l’avant-dernière séquence de Sils Maria d’Olivier Assayas. Face aux lourds nuages amoncelées du déclin et de l’usure, être envisagée comme le corps idéal pour incarner la mutation semble en effet la seule planche de salut. Ce qui, dans le dernier plan (merveilleux) du film, permet au personnage, tandis que le rideau s’ouvre sur une pièce où tout la condamne, de regarder sereinement le hors-champ supérieur du cadre, comme si désormais ce qui allait lui tomber sur la tête ne lui faisait plus peur.
Les plus beaux films de l’année ont su suspendre leur personnage à ce fil fragile, entre extinction et mutation. Le héros d’Eden refuse la loi naturelle du “adapt or die”. Passé la vague house, il s’obstine à en jouer, et il faudra que la vie, brutale puissance de transformation, lui retire tout, pour que timidement s’esquisse la possibilité d’une renaissance. Tout s’éteint : les courants musicaux, les âges de la vie, mais aussi les civilisations, les systèmes idéologiques, les plus féroces dictatures, les plus imposants palaces. C’est l’objet de The Grand Budapest Hotel, archéologie
du XXe siècle comme lointaine antiquité et monde englouti. Et ce qui ne s’éteint pas, s’étiole, comme les vampires de Only Lovers Left Alive, immortels frappés d’anorexie vitale, condamnés à survivre à tout sans
ne plus désirer rien. L’extinction, mais à tout petit feu.
Mourir et renaître, plusieurs fois
Filmer de façon contiguë ce qui s’éteint et ce qui survit, ce qui passe et ce qui ne se passe, c’est toute la grandeur de Saint Laurent de Bertrand Bonello et de son montage étoilé. Dans cette constellation d’éclats de vie délestés de fléchage chronologique, on meurt et renaît plusieurs fois. L’entropie et l’éternité font jeu égal, comme si le film observait le temps humain depuis une chambre noire en quatre dimensions. Interstellaire. “Lève un bras Yves, montre à ces messieurs de Libération que tu n’es pas mort.” Pas d’autre réponse qu’un indécidable sourire. Saint Laurent se dérobe, pour toujours.
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