Serge Kaganski, notre envoyé spécial, s’ennuie ferme à la Berlinale avec des films à grand sujet mais en petite forme. Heureusement, il a déniché une pépite dans le cambouis de ”La Casse”, documentaire poétique et politique sur un prolétariat au rebut.
En foot, on voit parfois des équipes dont on se dit qu’elles pourraient jouer pendant 107 heures sans pouvoir marquer un but. Ça peut arriver aussi dans le cinéma, comme avec Praia do futuro de Karim Ainouz, montré en compète : on s’est dit, putain ! ce gars pourrait filmer des heures sans qu’il n’advienne ne serait-ce que dix secondes de cinéma.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Pourtant, sur le papier, ça pourrait le faire : une histoire de sexe et d’amour entre deux hommes sexys, tiraillés entre Fortaleza et Berlin, une belle photo, des choix de BO malins et poussés volume à donfe (du Ghost Rider de Suicide au Aline de Christophe !)… Mais à l’écran, rien, nada, zilch, niente da niente.
Praya do futuro dessine en creux la magie mystérieuse du cinéma : Karim Ainouz a beau tout chiader, tout semble forcé, ses plans ne vibrent pas, aucune émotion ne surgit et si quelques péripéties s’enchaînent au niveau scénaristique (accident mortel, rencontre amoureuse, séparation, etc.), on a l’impression qu’il ne se passe rien au niveau cinéma. Praya do futuro nous fait mesurer l’écart infime et immense entre une mise en image soignée mais dépourvue de chair et un film, entre un réalisateur techniquement compétent et un cinéaste. N’est pas Kéchiche ou Guiraudie qui veut.
Ceux qui se plaignent régulièrement de la compète cannoise devraient imprimer dans leurs têtes l’invraisemblable faiblesse de cette compète berlinoise 2014 (du moins jusqu’à ce jour). Et ce n’est pas Inbetween worlds de Feo Aladag qui va relever le niveau. Cette production-pudding germano-anglo-pachtoune a un mérite, celui d’avoir été tournée sur les lieux de sa fiction, l’Afghanistan. Pour le reste… Comme Praya do futuro, ce film commence sur une plage : un officier allemand fait son dernier jogging au bord de la Baltique avant d’embarquer pour l’Afghanistan où il devra encadrer des soldats qui protègent un village contre les talibans.
Dans le désert pachtoune, il se lie d’amitié avec son interprète, un Afghan qui désire émigrer avec sa sœur en Allemagne. Toutes les situations attendues sont au rendez-vous : le soldat humaniste, la hiérarchie militaire inflexible, les taliban rudoyant la sœur qui est par ailleurs une brillante étudiante… Certes, ces situations existent dans la réalité, mais le concept une scène-une facette du conflit les réduit toutes à des clichés. La prod’ est cossue, la réalisation est techniquement peaufinée mais Aladag manque désespérément de style, de singularité, de tranchant.
Espéranto cinématographique
Inbetween worlds est emblématique des goûts du délégué général Dieter Kosslick et de sa ligne éditoriale : des films à grands sujets réalisés selon un non-style efficace mais dépourvu d’aspérité, une sorte d’espéranto cinématographique international qui transforme le septième art en pur produit de consommation à alibi sociétal. Le regretté Jean-Claude Biette avait inventé le concept de film-Brigitte, proposons celui de film-Mercedes pour ces films bien fabriqués (coprodes allemandes, das auto !) mais où l’on cherche en vain un peu de tremblement cinéma.
Attendons quand même les films de Celina Murga, Richard Linklater ou Diao Yinan avant de tirer un bilan définitif. La vibration cinématographique, on la ressent en dénichant des perles au hasard des programmations proliférantes du Panorama et du Forum. C’est le cas de Casse, documentaire de la Française Nadège Trébal. On pourrait pousser un cocorico mais le film ne renvoie pas une image très glorieuse (même si elle est juste) de notre bel Hexagone.
Squattant pendant quelques semaines avec son équipe et sa caméra une casse de voitures, la cinéaste a filmé ces déchets beaux et laids de notre civilisation marchande ainsi que les hommes qui viennent finir de les dépecer. Ils démontent individuellement ce que d’autres ouvriers avaient construit auparavant en usine. Sans rien souligner ou expliquer, Casse est un film sur le travail, l’immigration, la lutte des classes.
Des statues straubiennes
Avec un mélange d’élégance et de précision, Trébal filme un âpre corps à corps entre les hommes et les machines, avec ces positions couchées, pliées, tordues, avec ces mains qui plongent littéralement dans le cambouis pour dévisser une pompe à huile, récupérer un radiateur ou un pare-brise, collecter un piston ou une plaquette de frein.
Ces ferrailleurs-glaneurs sont originaires d’Afrique noire, du Maghreb ou de Serbie, ils malaxent la langue française avec leur langue maternelle. Car tout en travaillant pour leur survie, ils parlent, racontent leur vie d’exploités, leurs relations avec leurs enfants, leurs rêves et désillusions, leurs difficultés d’intégration… Leurs récits sont tour à tour drôles, tristes, résignés, poignants. Parfois, ils sont filmés comme des statues straubiennes, mi-dieux mi-gueux. Il y a un parallèle évident entre les épaves automobiles et ces individus mis au rebut de la société : la casse du titre concerne autant la bagnole que le social.
Avec son regard sensuel, poétique et politique, avec humilité et sans se monter du col, Nadège Trébal filme rien moins que le prolétariat écrasé mais glorieusement ingénieux et le stade terminal du circuit capitaliste des marchandises. Ce superbe film n’a pas de distributeur, alors avis aux amateurs !
{"type":"Banniere-Basse"}