Serge Kaganski est à Berlin, il nous raconte le festival jour après jour.
Cette édition de la Berlinale a commencé pour moi avec des aveugles, beau sujet paradoxal de cinéma, ceux de Blind Massage du Chinois Lou Ye, en Compétition officielle. Le film se passe dans un institut de massage tenu par des non voyants (la perte de la vue décuplerait-elle le toucher ?). Parmi le personnel, A tombe amoureux de B qui est accouplé à C, tandis que D flashe sur E qui elle-même est secrètement dingue de A. Tout le monde aime, personne n’est aimé en retour, et ce canevas classique est complexifié par la non-voyance : en effet, qu’est-ce que tomber amoureux/reuse quand on ne voit pas le visage de l’autre ? Lou Ye explore cette question mais le film ne convainc pas : trop brouillon dans son récit et son filmage sacadé, on n’y retrouve pas l’élégance de Suzhou River ou Nuit d’ivresse printanière. Si le cinéaste est toujours bon dans les scènes érotiques (notamment grâce à une belle prise de son, évidemment accentuée dans le cas présent), il s’autorise aussi des saillies gore plutôt extrêmes et malvenues (surtout le matin) dans l’économie générale de ce film-là.
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Toujours en compétition, on a enchaîné avec Kraftidioten du Norvégien Hans Petter Molland, une coeno-tarantinerie nordique. Comme l’omelette locale, le film mélange le chaud et le froid, la vengeance avec décompte de cadavre à la Kill Bill et le grand blanc à la Fargo. Le titre du film (Kraftidioten = Fabrique de la connerie ?) est traduit en anglais par In Order of disappearance/par ordre de disparition à l’écran, boutade qui vaut pour les acteurs et leurs personnages qui se font dessouder un par un : juste pour situer l’humour noir du film, qui met aux prises un père vengeur solitaire (Stellan Skarsgård), un gang d’abrutis norvégiens et une bande rivale serbe que le jeune parrain norvégien raciste (joué par un clone de Brad Pitt) s’obstine à méprendre pour des Albanais (dont le patriarche portant chéchia fourrée est joué par Bruno Ganz !). C’est bien produit, bien rythmé et mis en scène, truffé de dialogues absurdes assez marrants (« l’état-providence, c’est les pays froids. Du soleil ? Pas de sécu ! », ce genre de stupidités), mais aussitôt vu, aussitôt oublié.
Guillaume Nicloux signe un film simple et cocasse
Autre film faisant grimper l’humouromètre, L’Enlèvement de Michel Houellebecq de Guillaume Nicloux, présenté au Forum. L’intrigue est simple, edern-hallierienne : la star dépressive des lettres se fait kidnapper par un trio musclé ressemblant plus aux Pieds nickelés qu’à une cellule d’Al Qaida. Les ravisseurs ne semblent pas savoir exactement pour quoi ils ont rapté l’écrivain ni qui va payer la rançon. Dans le film norvégien figure une bonne vanne sur le syndrome de Stockholm : ici, Nicloux et Houellebecq en donnent leur version et c’est désopilant. Car finalement, tout se passe bien entre l’écrivain et ses ravisseurs idiots : ils dialoguent, fument des clopes, boivent des coups, dégustent le bon poulet rôti préparé par la maman d’un des gangsters. L’auteur de Plateforme fint par apprécier sa condition de prisonnier nourri, logé, blanchi. Seul lui manque un briquet, pour allumer ses cigarettes multiples.
Cette rencontre au sommet entre un cerveau hyper cultivé et trois boules de muscles génère une relation cocasse et sympathique où chacun fait un pas vers l’autre : tandis qu’un des ravisseurs à QI de moucheron tente d’analyser un bouquin de MH sur Lovecraft, notre prix Goncourt désolé s’essaye aux arts martiaux. On dirait De Funès dans les douches du Corniaud ! Entre fiction et documentaire, le film de Nicloux est un étrange objet, échappant à tout formatage, qui finit par dresser un formidable portrait de l’écrivain fatigué de la vie. « C’est suffisant » dit-il, citant la dernière phrase de Kant avant de mourir. Houellebecq n’est certes pas encore mort, mais qu’est-ce qu’il a physiquement morflé ! Il ressemble désormais au fils naturel de Sim et de Popeye. En étant lui-même, il est dans le même mouvement un saisissant acteur comique (Buster Keaton ?) et un incroyable personnage de cinéma (Droopy ?). Produit par Arte, le film devrait être diffusé à la télévision. Exigeons d’ores et déjà que L’Enlèvement de Michel Houellebecq sorte d’abord en salles, il le mérite et ferait peut-être même un carton en regard de son mini budget.
Magnifique « The Forest Is Like The Mountain »
Dans Kraftidioten évoluent des faux Serbes pris pour de faux Albanais. Dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq figure un Gitan qui parait provenir d’un film d’Audiard père. Dans The Forest Is Like The Mountain (toujours au Forum), on s’attache pendant deux heures à de vrais Roumains, en l’occurrence une famille vivant dans un village reculé. L’Allemande Christiane Schmidt et le Belge Didier Guillain se sont immergés dans la vie de ce village et ont filmé cette famille pendant les quatre saisons d’une année. Rien de spectaculaire dans ce quotidien, entre la coupe du bois et la cueillette des champignons, les charrettes à chevaux et l’élevage des moutons, la solidarité villageoise et les superstitions religieuses (ils sont chrétiens adventistes), les parents vieillissants mais toujours beaux et leurs trois très belles filles (dont deux sont déjà mariées et mamans), le travail aux champs dès 11 ans et les téléphones portables, le passé sous Ceaucescu et le présent du chômage néo-libéral…
Rien de spectaculaire, mais tout de vrai, de juste, d’exact, d’incarné, et c’est précisément cette justesse d’observation sans jugement qui fait toute la beauté de cette ode tranquille à l’altérité. Comme un matériau à la Kusturica qui serait filmé calmement par Renoir. On pense d’ailleurs aux plus belles réussites du cinéma dit « ethnographique », au diptyque Biquefarre/Farrebique de Georges Rouquier, aux films de Lucien Castaing-Taylor (Sweetgrass, Leviathan…) en passant par Tous au Larzac. On redit le titre : The Forest Is Like The Mountain, de Christiane Schmidt et Didier Guillain, aisément le plus beau film de cette première salve berlinoise.
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