Après les très beaux La Désenchantée et La Fille seule, Benoît Jacquot ouvre son système de représentations au couple moderne. Le Septième ciel révèle aussi son intérêt ancien pour l’hypnose comme gouffre thérapeutique à la fois drôle et dramatique. L’auteur de cette comédie psychanalytique contemporaine nous dit ce qu’il sait de la jouissance féminine, insiste sur le primat donné aux comédiens, se souvient de Lacan et s’affirme comme un cinéaste très français.
Au départ, Le Septième ciel était une commande ?
Une sorte de commande. Après la série Tous les garçons et les filles, la productrice Chantal Poupaud a été l’instigatrice d’une nouvelle collection qu’elle a intitulée Toutes les femmes sont folles, qui consiste à demander à un certain nombre de cinéastes, hommes et femmes, d’aborder un aspect de ce que peut être pour les femmes d’aujourd’hui le gouffre thérapeutique : la chirurgie esthétique, la gynécologie, les médecines parallèles, tous ces marchés qui sont fabriqués pour engouffrer la psyché supposée malade ou malaisante des femmes. Ce qui m’intéressait le plus était la psychothérapie marginale, l’hypnose, à cause de la place qu’elle est en train de prendre sur le marché. Je suis parti de là. Et comme mes deux derniers films étaient construits autour d’un personnage unique de fille, je voulais essayer de changer un peu de registre, prendre deux personnages qui fassent couple et trouver quelque chose entre l’hypnose comme pratique thérapeutique et le « comment ça marche un couple », comment fonctionnent un homme et une femme qui essaient de faire la paire.
L’hypnose t’intéressait depuis longtemps ?
En cherchant sur le marché des psychothérapies, c’est l’hypnose qui m’a semblé la pratique la plus accueillante pour ce que j’avais envie de faire. En pensant d’un côté à hypnose et de l’autre à couple, je suis arrivé à un cinéaste qui m’intéresse depuis fort longtemps, depuis que j’ai envie de faire du cinéma, depuis mes 14 ans : Preminger et son film Le Mystérieux Docteur Korvo (Whirlpool). J’ai décidé de prendre le même point de départ : un couple, la fille qui ne va pas bien, ses symptômes étant plutôt cleptomaniaques, le mari médecin mais qui ne comprend rien ; et cet hypnotiseur de rencontre, improbable, une créature assez hallucinatoire, une figure de maître hallucinée. Je me suis emparé de ce triangle. Après s’est imposé un ton de comédie, comme un mode de rupture, de hiatus, étant donné le point de départ plutôt grave. Du début à la fin, de l’écriture du scénario au montage en passant par le tournage et le travail avec les comédiens, j’ai essayé de jouer de façon permanente sur ces ruptures de ton, de couleur, de registre. J’ai voulu faire un film avec deux termes, un homme et une femme, et que ça boite de partout.
C’était pour réagir contre La Désenchantée et La Fille seule ?
La Fille seule, quoi qu’on puisse en penser, était très précisémentle film que j’avais toujours voulu faire. Je l’ai su tout de suite, en le faisant, quand j’ai adopté les principes très radicaux et très forts qui présidaient au film : c’était mon film. Dans un sens, j’aurais pu ne faire que ce film-là. De toute façon, avant La Désenchantée, je n’aime pas du tout mes films, ils me sont assez insupportables.
La structure en deux parties du Septième ciel, d’abord la fille puis le garçon, s’est-elle imposée tout de suite ?
C’est là où les comédiens commencent à intervenir. Je connais Sandrine Kiberlain depuis assez longtemps et je me disais qu’il fallait que je la fasse retourner. Elle avait déjà un petit rôle dans Emma Zunz et m’avait semblé extraordinairement brillante. J’ai très vite pensé à Vincent Lindon pour jouer le mari. Sandrine et Vincent m’avaient déjà donné leur accord sur l’idée et le scénario proprement dit a été écrit en pensant à eux deux. Je savais qu’ils étaient liés, qu’ils se connaissaient, et je ne voulais en aucun cas prendre une actrice et un acteur qui se rencontreraient pour la première fois sur le plateau pour jouer un couple. Je tenais à ce qu’ils aient déjà un rapport de complicité préalable avant de tourner il me fallait une part documentaire. Mes deux ou trois précédents films racontaient des histoires d’amour réelles entre les comédiennes qui incarnaient la jeune fille de ces films et moi. Là, en prenant des comédiens liés dans la vie, je trouvais un nouveau type de subterfuge.
Est-ce que la conception scénaristique du film renvoie à ta conception du couple ?
C’est bien sûr mon appréhension de « l’être ensemble » des humains parlants. Pour moi, être ensemble est toujours fortuit, que ce soit une chance ou un malheur comme tout ce qui est fortuit.
Même pour un couple marié qui partage le même appartement ?
C’est le meilleur moyen d’être seul et séparé : c’est ce que je vois tout autour de moi, et c’est aussi valable pour moi. L’amour de Nico et Mathilde n’est pas sur le mode domestique. Si l’on tient à quelqu’un, ça suppose un mode de calcul extraordinairement acrobatique pour que ça tienne. C’est le principe même de la comédie : l’arrangement du fortuit, une espèce de mathématique affective et érotique, à la fois étrange et comique. Si les gens rient, tant mieux : plus ils rient, plus ça me plaît. Puisque de toute façon, il y a du trouble derrière le rire. Aux Etats-Unis, les gens sont pliés en dix ! Ils sont tellement imprégnés par tous les psy-gadgets… Et puis la frigidité est très exposée là-bas, alors le film fait marrer les femmes mais encore plus leurs maris ! Mais la frigidité, ça n’existe pas, c’est comme l’intelligence : on est intelligent de quelque chose et on est frigide de quelqu’un.
Tu ne crois donc pas à la fusion dans le couple ?
Je crois à la fusion éventuelle, fortuite, chanceuse et momentanée, je ne crois pas à l’un pour l’autre, je crois à l’un par l’autre, avec tout ce que ça suppose d’angles durs. Ce n’est pas un film compliqué, c’est une histoire d’amour, mais pas racontée sur les canons habituels : la fille s’invente un hypnotiseur au lieu de prendre un amant, ce qu’elle ne pourrait pas faire, ça ne l’intéresse pas. Et puis elle aime son mari. Mais elle comme lui vivent à l’époque de l’imprégnation des magazines par la psychanalyse : ils en savent long sur ce qui les embête. Et ils n’ont pas la même position face à ce savoir : la fille s’y ouvre quand elle en a besoin, tandis que le garçon s’y ferme comme une huître. Car le savoir et la vérité n’ont jamais partie liée, sauf par des détours incongrus.
La jouissance féminine, c’est toujours « le continent noir » dont parlait Freud ?
C’est un sujet qui m’intéresse puisque j’en ai fait un film. Comme je fréquente beaucoup l’humanité féminine, j’entends souvent parler de cette histoire-là, et j’entends bien que la plupart des mecs n’y voient que couic : là, pour le coup, « le continent noir » reste noir, et ils s’en contentent très bien. Mais dans le film, c’est pris comme un symptôme amoureux. Quand Nico voit qu’il arrive quelque chose de cet ordre-là à Mathilde et pour les femmes, ce n’est pas la petite tremblote des garçons, c’est des pieds à la tête, c’est une sorte de séisme , quand il voit que ça arrive à la femme qu’il aime et à qui ça n’est jamais arrivé, il est devant l’énigme absolue. C’est ça qui le met dans cet état violent : il veut savoir, il la suit, ça le met dans un état suramoureux. Alors que c’est manifestement un type qui a le sexe facile, pour qui ce n’est pas un problème, ce qui est assez cohérent avec une sorte d’indifférence moyenne à l’égard de la jouissance féminine. Mais Mathilde l’aime réellement et elle veut l’amener à elle. Elle s’est sauvée elle-même et maintenant il faut qu’elle le sauve lui. Ils sont tous les deux, chacun de son côté, dans une sorte de gouffre. Mais c’est elle qui sait le mesurer et l’affronter.
Tu sembles très bien connaître le milieu de la psychanalyse.
Mais je ne me suis jamais fait hypnotiser. Je me suis simplement souvenu d’un dîner chez des psychanalystes, avec une amie que j’avais amenée là et qui était totalement innocente de tout ça. Et un psychanalyste, qui se passionnait pour l’hypnose mais à la façon d’un psychanalyste lacanien, c’est-à-dire sur le mode attractif-répulsif, l’a hypnotisée par surprise. Je n’avais jamais vu ça, sinon dans les cirques. Il avait dû voir qu’elle était un sujet propice et, d’un seul coup, avec rien, il l’a mise entre parenthèses. Et j’ai vu cette fille avec qui je vivais depuis des années se retirer en elle jusqu’au point où elle n’était plus elle. Pour le coup, c’est moi qui me suis retrouvé dans la position de Nico : absolument affolé. Effectivement, ça donnait l’impression que ce type allait la faire jouir. Elle était à ce point parcourue d’elle-même et avec une telle rapidité que j’ai demandé à ce type d’arrêter séance tenante sa manigance ; il commençait à ricaner un petit peu, du genre « Mais si, continuons… ». J’ai menacé d’appeler les flics, tellement j’avais un sentiment d’asservissement de quelqu’un que j’aimais. Peut-être que Le Septième ciel part de ça.
On peut donc hypnotiser quelqu’un par surprise ?
Oui. Quand je me suis mis à écrire le scénario de façon détaillée, j’ai lu beaucoup de livres sur l’hypnose, beaucoup de comptes rendus de séances, et j’y ai trouvé une mine de personnages, de situations, d’histoires, de gestes. J’ai appris qu’il y avait dans l’hypnose quelque chose de violent, d’abrupt, de radical, de profond et de très saisissant à tous égards, aussi bien pour le témoin que pour le patient.
Pour toi, ça marche, ce n’est pas du charlatanisme ?
Pas du tout, ça marche. L’usage fait de ça est du charlatanisme éventuel, ou même obligé. Mais la production de l’effet est réelle à un point inimaginable. Les séances d’hypnose qu’on voit dans le film sont protocolaires. Comme dans le film, une fille qui n’a jamais eu un orgasme peut tout à coup en avoir un sous hypnose. Ça répare le fonctionnel défaillant, à tous les coups ça va de l’orgasme à l’allergie aux asperges. Je connais un tas de gens qui ont cessé de fumer définitivement en deux séances d’hypnose, et qui avaient tout essayé avant. Dramatiquement et scénaristiquement, il y a l’idée qu’on est aux mains de la personne et qu’il peut arriver n’importe quoi, puisqu’on perd toute connaissance de soi. La question érotique est donc toujours sous-jacente. Si à la fin de la séance un hypnotiseur dit à une fille qu’elle ne se souviendra de rien en se réveillant, elle ne se souviendra vraiment de rien, même pas qu’elle a eu un orgasme pour la première fois. Elle en aura un avec son prochain partenaire mais elle ne saura jamais que c’est le second, sauf naturellement si l’hypnotiseur a décidé qu’elle devait s’en souvenir.
Que penses-tu des psychanalystes en général ?
Pour moi, un psychanalyste est ou un saint ou une canaille ou les deux, dans le meilleur des cas. Parce qu’un psychanalyste qui serait un saint, il n’y a pas grand-chose à en espérer ; un psychanalyste qui serait une canaille, ça peut être efficace mais c’est très dangereux et risqué ; alors qu’un psychanalyste qui sait être bicéphale à cet égard-là, il a des chances de réussir. C’est une définition très lacanienne. Mais je n’ai jamais été analysé moi-même, j’ai donc un rapport à la psychanalyse très cinématographique. C’est un personnage de cinéma qui m’intéresse. Le psychanalyste, mais aussi bien l’hypnotiseur, le sorcier, le prêtre, le directeur de conscience sont des maîtres de psyché et donc des personnages de cinéma incontournables. Mais une analyse, c’est une entreprise de longue haleine, c’est un processus très prenant. Pour ça, je suis très languien. Lang était autant que moi fasciné et concerné par la psychanalyse voir Le Secret derrière la porte ou d’autres , il connaissait une multitude d’analystes mais il ne s’est jamais fait analyser, il le refusait avec force. Il craignait pour sa fertilité inventive. Et je le comprends. Et puis je crois qu’il faut souffrir, il y a d’abord un appel à l’aide. Ou alors on se fait analyser pour devenir analyste, toute analyse a comme horizon que l’analysé devienne lui-même analyste. Depuis que je suis tout petit, je veux faire des films, donc la question ne s’est pas posée comme ça, peut-être parce que j’ai eu la chance de faire des films tôt. Par ailleurs, j’aurais pu souffrir atrocement, être dans un état de malaise psychologique violent et avoir besoin d’aide, mais il se trouve que jusqu’à présent, ça ne m’est jamais arrivé.
Quand tu filmais Lacan, trouvais-tu son discours hypnotique ?
Quand j’ai fait mes films sur Lacan, avec Lacan, je le voyais souvent, de façon très proche. Pour moi, c’est le dernier grand penseur en langue française et dans quelle langue ! C’est un personnage qui a eu pour moi une force romanesque énorme. Comme thérapeute, je ne le connaissais que par ce qu’on m’en disait, y compris des gens très proches que j’ai pu lui adresser, qui m’ont raconté comment ça s’est passé…
Etait-ce un saint ou une canaille ?
Ni un saint ni une canaille, c’était celui qui pouvait définir qui était saint, qui était canaille, quand et comment on pouvait ou on ne pouvait pas l’être. Lui était un maître. Mais il a fabriqué quelques saints et un paquet de canailles. Lacan était très drôle, c’est une des personnes qui m’ont fait le plus rire de toute mon existence. Il avait un sens du comique extraordinaire. Je pense que le geste analytique a sa part de comédie, voulue d’ailleurs, mais que Freud n’avait peut-être pas vue. On ne peut pas dire que les récits de Freud prêtent beaucoup à rigoler, c’est très noir et dramatique, très Mittleuropa début de siècle, ça fait plutôt penser aux films noirs de Pabst ou Lang. Alors que maintenant qu’il y a eu Lacan, le siècle ayant passé, il y a un ressort comique inévitable. Les séminaires de Lacan étaient très drôles. L’analyse relève du tragicomique, les psys ont à faire avec des questions dramatiques, de vie ou de mort. Mais qui peuvent par moments prêter à rire, comme les rêves : certains sont des gags, mais où les enjeux sont la vie et la mort. C’est ça que le film avait envie de tripoter : le rapport qu’il entretient avec le paysage analytique.
Mathilde imagine l’hypnotiseur comme on peut rêver son psy.
Chaque sujet qui s’engage dans un lien analytique ne peut le faire qu’à condition que se passe ce que Freud appelle le transfert. Ce transfert consiste à fabriquer une figure de maître à partir de la parole et du corps de celui à qui on s’adresse. Mais de nos jours, même si on ne s’est jamais allongé de sa vie sur un divan, le discours analytique est devenu à ce point prégnant qu’on ne peut pas faire comme si on ne s’y intéressait pas. La télévision, les journaux sont plein de psychanalyse, et de psychanalyse lacanienne en plus ! Celle qui est supposée la plus ardue. Mais moi, je ne m’y suis intéressé que via le cinéma. D’ailleurs, Lacan ne m’a jamais pris pour autre chose que celui qui ferait des films de sa parole. Il avait une façon de parler de la comédie humaine qui n’était pas très loin de Guitry et même une façon d’articuler. Mais il me faisait surtout penser au Docteur Mabuse. La gestuelle, la façon d’être pendant un repas que j’ai imaginée pour le premier hypnotiseur est très inspirée du Lacan que j’ai connu à table. Avec un côté destructeur, maître zen, celui qui donne un coup de pied pour que tout bouge et qu’il puisse le remettre en place. J’ai vraiment découvert la psychanalyse par le cinéma, vers 15-16 ans, en voyant des films américains où elle avait un rôle moteur, pas forcément les meilleurs films d’ailleurs : La Maison du Dr Edwards, Le Secret derrière la porte… Je lisais les surréalistes et je voyais trois films américains par jour. C’est comme ça que j’ai trouvé la psychanalyse. Après, il y a eu Lacan, Tel Quel et les Cahiers. Pour moi, le premier personnage d’analyste, c’est Mabuse, ce n’est pas Freud et j’ai su quelque chose de Freud à force de penser à Mabuse. Ce n’est pas la lanterne analytique qui m’a amené à la lanterne magique, c’est exactement l’inverse.
Tu as été proche des « macmahoniens », qui ont très peu écrit sur le cinéma, préférant une pure contemplation. Ton rapport à la projection était-il hypnotique ?
Bien sûr. Le cinéma m’a éveillé au monde, comme tous les cinéphiles de mon âge. On avait ce rapport hypnotique au cinéma, dont le « macmahonisme » était la formulation radicale. D’où ma passion pour Otto Preminger où l’hypnose, le rêve éveillé, l’hallucination en plein jour ont un rôle moteur. J’ai eu beau faire, le brechtisme au cinéma ne m’a jamais requis, en tant que spectateur en tout cas. En tant que metteur en scène, c’est moins clair : il m’est arrivé de distancier, de mettre des écrans, de dénaturaliser.
Mais tu n’es pas très naturaliste.
Je ne crois pas non plus être un maniériste brechtien, au sens où je déréaliserais les choses pour les rendre plus réelles. Ce qui m’intéresse, c’est d’atteindre leur point de réel. Le réel est douteux par définition, le seul moment où il ne l’est plus, c’est quand il cogne. Au cinéma, le point limite, c’est Bergman dans Persona : quand la pellicule brûle, mais ça reste une projection.
Est-ce qu’on peut dire que La Fille seule ou Mathilde dans Le Septième ciel sont d’excellentes spectatrices ?
Bien sûr, des spectatrices idéales. Elles sont ce double versant de moi-même, c’est le vieux truc flaubertien : quand on fait quelque chose, on est toujours obligé de se demander où on est. Dans La Fille seule, je suis avec elle ; dans Le Septième ciel, je suis avec Mathilde ou alors Mathilde serait ma projection de metteur en scène-spectateur, ce qui pour moi est la même chose et Nico serait la projection de moi dans la vie courante. Je me sens très solidaire de mes pareils masculins mais je fais des femmes celles qui savent, peut-être pour qu’elles continuent de m’intéresser c’est sans doute un fantasme, c’est une vision du monde hétérosexuelle.
Ton cinéma est fort peu référentiel.
Parce qu’il est fort peu référencé. A la différence de quelques-uns de mes collègues, bien que cinéphile, quand je fais des films, je ne pense à personne : ni dans le passé, ni dans le présent, ni dans le futur. Je me mets en état d’être dicté par la machine que j’ai lancée. C’est aussi se mettre en situation de celui qui sait : puisque c’est moi qui me fais dicter, c’est à moi de dire aux autres comment ils doivent faire. Mais au départ, en premier, je suis à l’écoute de quelque chose qui est dans mon dos. Je vois et je revois toujours beaucoup de films, je suis un des rares cinéastes qu’on peut croiser à la Cinémathèque. Mais ça ne me sert pas du tout pour faire mes films. Je suis un cinéphile-cinéaste mais absolument pas un cinéaste-cinéphile.
Dans ton système, comment interviennent les comédiens ?
C’est d’abord le choix que je fais. Je ne demande pas à des comédiens d’interpréter des rôles sans les avoir vus jouer, sans les connaître. Pendant le tournage, j’essaie d’intervenir le moins possible. Je leur donne des indications mais je ne modifie rien de ce qu’ils ont décidé de faire dans l’ensemble. Mais avant, pendant les mois de préparation, je ne cesse de les voir, sur un mode amical, amoureux ou fraternel. Sans leur parler du film, j’essaie d’appuyer les aspects de leur être qui pourront trouver des accroches au personnage que je leur demande de constituer : des costumes, des décors, des façons de parler, d’être. Avec eux, je fais même des modifications radicales de dialogues ou de scènes. Avec Sandrine et Vincent, j’ai beaucoup travaillé en amont ça ne s’appelle pas du travail d’ailleurs, mais je les ai énormément fréquentés. On a tout choisi ensemble. Le monde du film est constitué par nous trois. Et c’est en filmant du théâtre que j’ai vraiment découvert les comédiens, les acteurs à l’état pur. Il m’est apparu tout à coup que ce qui comptait dans un film, c’était eux, ce qu’ils font, qu’un film et celui qui le fait n’existent que par eux et pour eux. Renoir est donc le plus grand metteur en scène de l’histoire du cinéma, voilà. Avec cette cure de théâtre, j’ai réussi à retourner la caméra vers l’Autre plutôt que vers moi-même. Renoir avait bien compris que le théâtre est le coeur secret et ardent du cinéma. Autrement, ce n’est que de la technique, si on ne prend les acteurs que comme des effets. Ça devient du cinéma si on les prend comme des causes.
Tu as dit que Le Septième ciel était un film très français. C’est quoi, un film très français ?
C’est un film qui part du fait que les êtres qui vont peupler le film sont d’abord des êtres parlants. Bon, on trouve ça ailleurs, les films de Mankiewicz ou de Dreyer sont aussi comme ça. Mais quand les films parlent en français, ça les rend extrêmement français. Ce qui ne veut pas du tout dire littéraires. Les corps du film ne sont ces corps-là que parce qu’ils parlent ainsi c’est quelque chose qui tient à la langue française. Ça peut paraître paradoxal, mais ça va de Lumière à Godard : les films de Lumière sont pour moi très parlants. Dès son invention, le cinéma appelle la parole et les films de Lumière sont en manque de parole, soit d’une parole pour commenter ce qui se passe, soit de la parole qui manque au corps filmé. L’Arrivée du train en gare de La Ciotat appelle un cri, le « Ah ! » de stupéfaction qu’on entend mentalement. Et cela jusqu’à Godard et au-delà, Rivette, Rohmer et puis Doillon, Téchiné et moi, puis Assayas, Desplechin et qui tu voudras, ce sont toujours des corps parlés. Mankiewicz, un cinéaste extrêmement parlant, ne met pas en scène le même rapport des corps et des paroles, même si la parole a un rôle moteur dans ses films. C’est toujours un rôle instrumental, magnifique et brillantissime, mais c’est un rôle comportemental, gestuel, très anglo-saxon. Alors que chez les Français, c’est une détermination presque ontologique : ces corps ne sont corps que parce qu’ils parlent.
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