“Je suis un portraitiste » dit le cinéaste inspiré
par les jeunes filles, ses compagnes le plus souvent.
Il raconte celles qui ont habité ses films et sa vie
jusqu’à Isild Le Besco : sa dernière égérie,
héroïne de son nouveau film, L’Intouchable.
Avertissement : cet entretien, réalisé en 2006, a été effectué sans connaître les faits d’abus et de viol révélés ces dernières semaines par Judith Godrèche alors qu’elle était mineure. Les propos tenus par Benoît Jacquot nous paraissent à cette aune profondément choquants, et nous les condamnons fermement. – Les Inrockuptibles
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L’Intouchable prolonge deux lignes
dans la filmographie de Benoît Jacquot.
D’abord, celle amorcée par
Sade (2000) consistant à filmer les
métamorphoses d’Isild Le Besco
vers sa maturité de comédienne.
Ensuite, celle des films les plus légers
du cinéaste – en termes de production –,
où le récit semble entièrement conduit par le
mode de déplacement, les variations d’humeur,
la pulsation intime d’une jeune fille. Il y avait
eu La Désenchantée (1990) avec Judith Godrèche,
La Fille seule (1995) avec Virginie
Ledoyen, A tout de suite (2004), déjà avec Isild
Le Besco (ces trois films sont réunis en coffret
DVD par MK2 et sortiront en janvier). L’occasion
d’une conversation sur le rapport aux actrices
et aux femmes du cinéaste, dans sa vie
et dans son oeuvre.
ENTRETIEN > En 1990, La Désenchantée, ton
sixième long métrage, a donné une nouvelle
impulsion à ta carrière. Comme si, avec ce
film, tu avais découvert que ton cinéma ne
serait jamais aussi vif que s’il consistait
simplement à suivre des filles…
Benoît Jacquot – Le truc curieux avec
La Désenchantée, c’est que ce n’est pas du tout
moi qui me suis précipité sur Judith Godrèche.
C’est plutôt elle qui a saisi le moment
pour que je fasse un film avec elle et autour
d’elle. Ce n’est pas un mystère que je la fréquentais
de très près à l’époque. Elle avait
tourné dans mon précédent film, à 14 ans et
demi, Les Mendiants (1987), dans lequel elle
avait un rôle périphérique. Ce film a été pour
moi une fin. Je me trouvais dans une impasse,
je me disais même qu’il fallait peut-être que je
change de métier. Judith a perçu mon désoeuvrement
et a décidé de façon plus ou moins
concertée qu’elle allait me guider, m’emmener
là où je pourrais recommencer. Mais à son
profit. Le fait est qu’aujourd’hui je
n’aime pas tellement les
films que j’ai tournés avant La
Désenchantée. Pour moi, c’est
presque mon premier film,
celui à partir duquel je commence
à faire un peu ce dont
j’ai envie.
Donc, toi aussi, tu as vu à ce
moment-là quelque chose
dans son désir que tu allais
retourner à ton profit…
Je ne l’ai pas vu, je crois. Je me
suis prêté, ou donné peut-être, à ce qu’elle
voulait me faire faire. Ce qui inverse un peu
l’éternel cliché du Pygmalion. Judith a vu, su,
entendu, quelque chose du cinéma que je pouvais
avoir envie de faire avant que je ne me le
formule.
Tu dirais que La Désenchantée est un film
fait sur le désir narcissique de Judith Godrèche…
Si je veux alambiquer les choses, je dirais que
le film est fait sur mon désir de son désir.
C’est ça qui m’a fait continuer dans ce registre.
Après, je me suis dit que si je me mettais
dans cette position-là, de désirer le désir
d’une très jeune fille qui veut être actrice, j’allais
lui faire habiter le film tout du long, sans
réserve, sans exception. Je lui donne le film.
Avec tout de même un pacte à la clé : si je lui
donne le film, elle, en retour, se donne complètement.
Ce qui est à entendre dans tous les
sens qu’on voudra.
Au fil des films, tu durcis les épreuves.
Dans L’Intouchable, il y a des scènes de nudité
assez crues…
Le degré de difficulté demandée tient évidemment
aux actrices qui sont l’objet de cette démarche.
Isild est à la fois la plus exigeante et
la plus insaisissable de mes jeunes interprètes.
Ce n’est pas un hasard si le film s’appelle L’Intouchable.
Elle est la plus difficile à impliquer
dans une opération comme celle-là. Isild a un
accès naturel au fait d’être actrice, elle joue
avec beaucoup de facilité. En même temps,
son voeu n’est pas absolument de continuer à
être actrice. Elle n’est pas du tout préoccupée
lorsqu’elle joue, par la constitution d’un
stock d’images d’elle-même – ce
qui est le cas de la plupart des actrices,
par nécessité ou par tempérament.
Son voeu, c’est de faire ce
qu’elle veut. Par ailleurs, ce qui est
amusant pour moi, c’est qu’après La Désenchantée
et La Fille seule, des actrices qui
étaient des vedettes ont voulu se prêter à
cette opération et m’ont demandé d’en faire
autant pour elle. Ça m’a contraint à une sorte
de geste pervers, non sans intérêt, mais qui
n’est pas le même que quand je filmais Judith,
Virginie ou maintenant Isild.
Quand tu filmes Isabelle Huppert ( L’Ecole
de la chair, 1998), Isabelle Adjani ( Adolphe,
2002) ou Catherine Deneuve (pour le téléfilm
Princesse Marie, 2004), la situation
de pouvoir n’est pas la même. L’échange,
entre le film que tu donnes entièrement et
l’actrice qui se donne entièrement, n’est
pas reproductible avec une
star, non ?
C’est en tout cas un autre
terrain de jeu. Je dirais que,
dans tous les cas, je suis un
portraitiste.
Mais de femmes ?
Oui, mais les hommes m’intéressent
aussi.
Ils peuplent très peu ton cinéma…
C’est vrai qu’il y a souvent un
malaise. Parce qu’ils sont
peut-être persuadés que je
vais avoir du mal à m’intéresser autant à eux
qu’à une actrice. Mais j’ai quand même travaillé
avec Daniel Auteuil, Vincent Lindon,
Fabrice Luchini… Et je ne veux pas finir ma
vie de cinéaste sans tourner un film avec Gérard
Depardieu. Je l’ai connu très jeune,
j’avais 19 ans, j’étais assistant de Marcel
Carné sur un très mauvais film, Les Jeunes
Loups (1968), et je cherchais un jeune comédien.
Il ne parlait pas, était très renfermé et
il n’a pas fait le film. Je ne l’ai plus revu et je
l’ai retrouvé quatre ans plus tard sur Nathalie
Granger (1972) de Marguerite Duras, dont
j’étais l’assistant sur plusieurs films avant de
devenir réalisateur. De façon générale, je
crois vraiment que ce qui m’intéresse, c’est le
portrait, et que plus je m’attacherai à radicaliser
ce geste, plus je serai près de ce que je
cherche dans le cinéma. L’actrice avec qui j’ai
le plus travaillé, qui est une très grande vedette
et une très grande actrice, Isabelle Huppert,
c’est tout ce qu’elle demande. Elle veut
qu’on lui tire le portrait, qu’on aille chercher
autre chose derrière le personnage qu’elle interprète.
“Essaye de voir si j’y suis bienî, c’est
ça sa question. On va sûrement se retrouver
très vite pour une adaptation du dernier roman
de Quignard, Villa Amalia.
L’Ecole de la chair et Adolphe sont deux
films statiques, alors que tes films de jeunes
filles sont tout le temps en mouvement.
Ce n’est pas le cas en tout cas de Princesse Marie.
Le personnage de Marie Bonaparte, interprété
par Catherine Deneuve, qui voyage
beaucoup, bouge tout le temps. Elle est audelà
de cette question. On peut penser, parce
qu’elle est l’icône absolue du cinéma français,
qu’elle vit un enfer avec son image, mais c’est
l’inverse – même s’il y a des trucs qu’elle ne
fait pas, pensant que ça lui portera tort. Mais
quand elle a décidé de faire quelque chose,
comme monter sur un cheval, elle cavale, et
elle cavale bien au-delà du souci de son image.
Les comédiennes qui ont une image forte, à un
certain moment de leur vie, retrouvent une liberté
qui est celle des jeunes filles. J’ai découvert
ça avec une femme qui a une importance
extrême dans ma vie, Marguerite
Duras. Quand je l’ai connue à 60 ans, elle faisait
gaffe à ce qu’elle disait, à sa position, à une
certaine image de sa personne. Et puis je l’ai
vue franchir une sorte de limite où elle n’en
avait plus rien à foutre. Lorsque je l’ai filmée
pour deux documentaires à
la fin de sa vie, elle avait retrouvé
une sorte d’enfance.
Est-ce que, pour toi, une
jeune fille, ce n’est que de
l’altérité, ou tu y reconnais
aussi quelque chose de toi ?
C’est la théorie de ma chef
op, Caroline Champetier. Elle
pense que La Désenchantée,
La Fille seule et A tout de suite
sont des autoportraits. Mais
c’est lié au genre du portrait,
je crois. On sait très bien
que, quel que soit l’objet d’un portrait, un
peintre, au fond du fond, essaie toujours de
s’atteindre lui-même. Et qu’il le veuille ou pas.
Moi, ce n’est pas du tout mon souhait, je crois.
Qu’est-ce que ça voudrait dire ? Que je suis
une jeune fille ? Mécaniquement, ça ne peut
pas être ça. Disons que, pour moi, l’indice de
vérité quant au monde, c’est la jeune fille. On
a tous des fenêtres qui nous permettent d’envisager
la réalité, sinon d’y accéder. Moi, c’est
vrai que ce sont les femmes à ce moment-là de
leur existence. Après, le geste est plus ou
moins amoureux, plus ou moins érotique selon
les films.
L’Intouchableest le film le plus ambivalent
sur cette question. Dans la scène où le personnage
se fait masser, sa nudité n’est plus
du tout érotisée. Elle renvoie
à une nudité de cadavre.
Le regard passe dans
ce film par une palette plus
large de sentiments.
Oui, ça tient à Isild. Elle n’est
pas du tout hystérique, mais
elle suscite très facilement
l’hystérie. Et moi je suis assez
hystérique. En tout cas,
dans le même temps, elle appelle et elle refuse
la sublimation : je me magnifie mais tout
de suite je détruis ce geste qui me magnifie.
Sa demande, c’est : “Fais-le, mais j’en veux
pas.î Et ça, ça peut durer longtemps (rires)…
Dominique Sanda, avec qui tu as tourné
trois films dans les années 80 ( Les Ailes de
la colombe, Corps et biens, Les Mendiants),
a-t-elle été ta première égérie ?
Je l’ai connue par l’intermédiaire de Duras.
Marguerite avait une passion pour Dominique
Sanda, elle a conçu India Song (1974) pour elle.
Mais Dominique a refusé in extremis de faire
le film. Elle était une star internationale, avait
fait plusieurs Bertolucci… Ensuite, dans Le
Navire Night (1979), qui était un dialogue entre
Marguerite et moi, plusieurs actrices ont été
convoquées – Bulle Ogier, Dominique – pour
apparaître dans le film. C’est là qu’on s’est
connus et très vite on a vécu ensemble. Rapidement,
nous avons conclu un pacte, même
pas tacite, qui voulait que je ne fasse des films
qu’avec elle. Un jour, nous allions en Italie en
voiture et je lui ai annoncé que j’avais la possibilité
de tourner avec Nathalie Baye, qui
était déjà l’une des vedettes les plus populaires
en France. Elle a pilé, a ouvert la portière
et m’a dit : “Tu le fais, mais au revoir.î Et
je ne suis pas sorti (rires).
Les cinéastes qui ont filmé la femme avec
qui ils vivaient (Godard/Karina, Rossellini/
Bergman) ont-ils été importants dans
ta cinéphilie ?
Oui, ça a eu une importance énorme. Truffaut
faisait du cinéma pour être amoureux, ou pour
avoir un accès plus simple à ce qui l’intéressait,
à savoir les femmes. J’ai été très marqué
par ça. De toute façon, je dois le cinéma à la
Nouvelle Vague. J’ai voulu faire du cinéma à
12 ans, lorsque la Nouvelle Vague est apparue.
Le cinéma pour moi a été marqué par ça, qui
était un des paramètres catégoriques de la
Nouvelle Vague, Godard étant celui qui est allé
le plus loin dans cette direction. La rencontre
de Godard et Karina sur Le Petit Soldat (1963),
pour moi c’est un mythe fondateur. Mais aussi
Bergman et Rossellini, et même des liens plus
secrets, comme Fritz Lang et Joan Bennett
(La Femme au portrait, 1944 ; Le Secret derrière
la porte, 1948 – ndlr).
Ils étaient ensemble ?
Oui, bien sûr. Et elle a coproduit certains de
ses films. Il en est question dans la biographie
de Lang par Patrick McGilligan, The Nature of
the Beast (“La nature de la bêteî). Il n’y a pas
une minute de sa vie qui ne soit pas vérifiée,
car Lang était un grand affabulateur. Il traite
très précisément de la
mort mystérieuse de sa
première femme, avant
Thea von Harbou. Il
l’aurait tuée avec un revolver.
C’était peut-être
un accident. Mais
comme il était un monument
national en Allemagne,
il s’en est tiré.
Lang, c’est ton cinéaste préféré ?
Un de mes cinéastes préférés. Mon préféré,
c’est Mizoguchi. Il vivait lui aussi avec son actrice
principale. C’est
quelque chose qui court
derrière toute ma cinéphilie.
Pourquoi Mizoguchi ?
Avec Mizogushi, un film
est une balance d’une
extraordinaire justesse
et d’une extraordinaire
fragilité, pour peser rien
moins que le monde. Et
le temps du film, le
temps qu’on y pense, le
monde a un poids. Ça
tient sûrement à ma balance personnelle,
mais je ne connais pas de film
où le monde est pesé avec une telle justesse.
Gilles Deleuze a très peu écrit
sur Mizoguchi, mais ce qu’il a écrit est
magnifique. Il parle de ses films
comme des lignes de vie. C’est quelque
chose qui me passionne, et que j’essaie de faire
aussi, avec le fantasme – impossible comme
tous les fantasmes – de tracer la ligne de vie
d’une personne le plus longtemps possible.
C’est ce que j’aimerais continuer à faire avec
Isild : suivre sa ligne de vie.
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