Une suite jubilatoire et malicieuse au « Belle de jour » de Buñuel par Manoel de Oliveira. Rencontre.
Ce qui frappe d’emblée chez Manoel de Oliveira (né à Porto en décembre 1908), c’est son regard, qui pétille de malice comme celui d’un enfant coquin. Aujourd’hui, il est à Paris pour parler de son nouveau film, la suite qu’il a imaginée à Belle de jour, l’adaptation du roman de Joseph Kessel que Luis Buñuel a réalisée en 1966. “Buñuel est le réalisateur que j’admire le plus après Dreyer. Mais Buñuel m’est plus proche, parce qu’il est ibérique et latin.” L’origine de Belle toujours, Oliveira l’a trouvée dans un endroit curieux : un vide, une ellipse pratiquée par Buñuel et son scénariste Jean-Claude Carrière à la fin de Belle de jour – a priori pour éviter au spectateur d’entendre un récit dont il connaît déjà la teneur. Rappelons les faits : monsieur Husson (Michel Piccoli) est un personnage important du film de Buñuel. Sadien, ostensiblement pervers, c’est Husson qui décèle en l’épouse du beau et brillant Dr Serisy (Jean Sorel), Séverine, la masochiste qu’elle est – Catherine Deneuve, dans le rôle qui, selon le critique et historien du cinéma Bill Krohn, est celui qui “signe son style : un visage d’ange et une libido du diable”. C’est aussi Husson qui lui souffle à dessein l’adresse du bordel de madame Anaïs, où elle ira se prostituer l’après-midi. A la fin du film, le mari de Séverine est devenu paralytique (un de ses clients, tombé amoureux d’elle et jaloux, a essayé de le tuer – Pierre Clémenti dans l’un de ses plus beaux rôles). Culpabilisant et consciente du fait que son mari souffre d’être un poids pour elle, Séverine accepte qu’Husson aille lui révéler la vérité sur sa vie cachée. Husson entre dans la pièce où se trouve le jeune médecin, Séverine s’inquiète, Husson ressort de la pièce sans que nous l’ayons vu parler. Alors “Husson quitte l’appartement, continue Manoel de Oliveira, Séverine rentre dans la pièce où se trouve son mari. Il ne parle pas. Une larme coule sur sa joue. Cette larme peut tout dire, on peut l’interpréter comme on veut. Est-il malade ? A-t-il appris que sa femme, etc. ? On ne sait pas. Ce jeu d’indéfinition est propre à Buñuel.” Oliveira s’engouffre malignement dans cette brèche narrative – la scène éclipsée – avec une délectation manifeste. Et si Husson n’avait pas dit ce que l’on croit à Serisy ? C’est grâce à cet hameçon (ce MacGuffin ?) qu’Husson (qui retrouve les traits de Piccoli, magistral) va réussir à attirer Séverine, aujourd’hui veuve, qu’il a rencontrée par hasard dans un concert. Mais le jeu courtois auquel se livre Husson a un goût macabre. Il est désormais vieux, alcoolique, ne s’intéresse pas aux prostituées, préfère parler de la “perversité” de Séverine (il dit – et Oliveira me tiendra le même langage : “Dans mon interprétation, Belle de jour trompe son mari non parce qu’elle ne l’aime pas, mais parce qu’elle l’aime”) et bavasser sans fin sur les vices des femmes avec un barman philosophe (qui, lui aussi, aura des mots qui font sens : “Il y a des gens qui ont besoin de s’inventer des illusions, des trahisons et des mensonges”). Sa perversité s’est intellectualisée. La valse d’Husson est une danse de mort, ses derniers pas sur la piste. Certes, il parviendra à attirer la Belle, certes, il parviendra, grâce à un ultime pied de nez sadique – mais au fond dérisoire et désespéré –, à se venger de celle qu’elle est devenue, mais leur dîner aux chandelles (aux cierges ?) aura entre-temps tourné au burlesque funèbre, au fiasco, au dernier banquet : la femme sur laquelle il a fantasmé toute sa vie n’existe pas et n’a peut-être même jamais existé, elle n’était que le fantôme, la projection de sa sexualité à lui. Buñuel, dans son dernier film, Cet obscur objet du désir – un titre qui conviendrait aussi parfaitement à Belle toujours… –, avait fait jouer un seul et même rôle, pour en signifier l’ambivalence, par deux actrices différentes (Carole Bouquet et Angela Molina). Oliveira, lui, a confié le rôle de Séverine – Deneuve n’ayant pas souhaité le reprendre – à Bulle Ogier, qui joua elle aussi dans un film de Buñuel, Le Charme discret de la bourgeoisie. Elle y excelle. Ce n’est pas sans jubilation qu’on l’entend dire dans le film : “Je ne suis plus la même femme…” Oliveira justifie son choix : “Dans le spectacle, les rôles se transmettent. Piccoli a par exemple joué le roi Lear, mais le personnage existe en lui-même”, explique Oliveira. Et il est certain que le rôle de Belle de jour est sans doute l’un des plus beaux rôles – au théâtre on dirait “de répertoire” – de femme que le cinéma ait produits. Demain, Oliveira va quitter l’Europe pour les Amériques, afin d’y tourner une partie de son prochain film, Christophe Colomb, l’énigme : “Colomb est italien en Italie, espagnol en Espagne et portugais au Portugal… Il est né dans une ville qui s’appelle Cuba. Et quand il a découvert l’île qui porte aujourd’hui ce nom, il l’a baptisée comme l’endroit où il était né 1. Ce n’est pas un film scientifique ou historique, mais un film… romantique. Le mensonge du romantisme, la vérité du romanesque… Le romantisme est un sentiment imprécis, alors que le romanesque se base sur l’histoire. C’est un film sur la découverte de l’Amérique, mais il n’y aura ni caravelle ni mer…”
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