Un Chabrol intime et anxiogène, hanté par la vieillesse et les blessures d’enfance.
Comme l’explique le critique et historien Jacques Lourcelles dans le seul article qu’il consacre à un film de Claude Chabrol (Landru) dans son dictionnaire des films, il y a toujours eu dans le cinéma de ce cinéaste français une fascination pour le “vide” – figure très moderne, singulière dans un cinéma qui se veut classique, où le moindre cadre, le moindre mouvement de caméra fait sens. Ce vide, on pourrait le désigner de différentes manières : c’est la bêtise flaubertienne, la connerie bourgeoise ; on pourrait aussi l’appeler folie (si, comme le philosophe Clément Rosset, on pense que bêtise et folie ne font qu’un) ; sur un plan politique, on parlerait d’aliénation. Toujours est-il que, de film en film, et grâce aussi à la musique anxiogène de son fils, Thomas, un malaise, une gêne, une angoisse diffuse habitent les films de Chabrol. Un Chabrol qui par ailleurs s’est toujours placé en retrait de son cinéma, revendiquant haut et fort son désintérêt fondamental pour l’autobiographie – pour son nombril.
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Or tout semble changer avec ce Bellamy, que Chabrol réalise alors qu’il va fêter ses 78 ans. Comme si le réalisateur français le plus productif se livrait, réussissant la synthèse de ses diverses influences. Il est évident, par exemple, que ce commissaire Bellamy (Depardieu, qu’on n’avait pas vu aussi bon et concentré depuis longtemps) a tout d’un descendant de Maigret, ce flic qui furète, s’imbibe des atmosphères, met son nez partout pour comprendre les assassins et finir par les coincer. Jamais peut-être un personnage chabrolien, depuis Jean Yanne dans Que la bête meure ou Philippe Noiret dans Masques, n’aura été aussi physique que celui qu’interprète Depardieu, entre l’animal et l’humain – une idée qui parcourt tout le cinéma de Chabrol…
L’intrigue de Bellamy possède aussi le charme des romans de Simenon où le célèbre commissaire quitte Paris pour la province, où l’enquête policière est bien moins importante que la psychologie de Maigret, les personnages secondaires aussi essentiels que les premiers. Bellamy est donc en vacances dans la maison de famille de sa femme, vers Nîmes. Il est contacté par un homme recherché par la police, qu’il accepte de rencontrer sans le dénoncer et dont on apprendra plus tard qu’il a subi une opération de chirurgie esthétique pour changer de visage. Et puis voici que son frère, un loser, débarque pour le voir (Cornillac, parfait, aussi drôle qu’angoissant).
Entre vie publique et vie privée, Bellamy s’essouffle (très belles scènes à l’écoute du souffle court d’un Depardieu toujours exténué), enquête, désire fortement sa femme (Marie Bunel, belle, charnelle et inquiétante), est jaloux, terre en lui un souvenir terrible. Comme dans L’Ivresse du pouvoir, Chabrol décrit les vases communicants entre le travail et la vie. Comme dans La Fille coupée en deux, tout est à double visage : l’escroc recherché, la personnalité de Bellamy, celle de son frère, celle aussi de son épouse. L’enquête avance, mais Bellamy trébuche, manque de se tuer : il suffirait d’un rien pour qu’un destin change.
Ce Bellamy, qui déroute tout d’abord, finit par devenir jubilatoire : c’est l’autoportrait parfait de Chabrol et de Depardieu réunis (toujours le double), ces types qui s’affichent bons vivants rigolards et qui ont, en réalité, peur du moindre mouvement d’air, et d’abord d’eux-mêmes.
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