À l’occasion des rétrospectives consacrées à Béla Tarr à la Cinémathèque française et à la Cinémathèque de Toulouse, trois films (dont deux inédits) du maître hongrois sortent en salles dans des copies restaurées.
La démarche consistant à décrire un œuvre chronologiquement n’est pas toujours la meilleure ; en l’occurrence, elle est efficace, tant les trois films du Hongrois Béla Tarr choisis par le distributeur Carlotta sont des étapes dans sa filmographie, des jalons vers la création et l’établissement d’un style très précis et propre à Tarr.
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Le Nid familial (1977)
Béla Tarr a 22 ans quand il réalise son premier film, Le Nid familial (titre ironique), dans un sentiment d’urgence, de débordement compulsif de créativité et de colère tel qu’il le tourne en cinq jours, en noir et blanc (c’était encore à l’époque un signe de manque de moyens financiers), caméra à l’épaule, avec des acteurs non professionnels.
Le film part d’une réalité : la crise du logement dans la Hongrie de la fin des années 1970. Les familles s’entassent, parfois à neuf personnes, dans des studios, les autres squattent de appartements vides. Les services publics n’arrivent pas à suivre, les demandes s’accumulent mais les promesses semblent incertaines, ne laissant aucun espoir aux citoyen·nes.
Le film s’attache à la figure d’Irén (Irén Szajki, formidable, au visage très moderne, un peu androgyne), une jeune ouvrière qui vit, avec sa petite fille, chez ses beaux-parents, pendant que son mari termine son service militaire. La promiscuité est devenue insupportable, et elle doit essuyer les insultes à répétition de son beau-père (dont on apprendra plus tard qu’il est vicelard), auxquelles elle répond du tac au tac, ce qui n’arrange rien. Son mari revient de l’armée. Il passe ses soirées dehors, à boire avec ses copains (l’alcool, dans le cinéma de Tarr, tient une place essentielle), à coucher avec d’autres filles. On assiste même, comme si de rien n’était, à une scène de viol d’une copine d’Irén qui résiste et ne cesse de se refuser sans que les deux jeunes hommes ne s’en préoccupent le moins du monde. Ensuite, dans un bar, elle fume une cigarette avec eux (on sait depuis que la sidération du viol est source de longue amnésie qui suit). Béla Tarr enregistre le monde tel qu’il se présente sous ses yeux, sans jugement, mais sans rien louper. Il semble tout voir, avec une maturité étonnante.
Dans le petit “nid” familial, la situation empire, le beau-père, odieux, reprochant tout à tout le monde, sans aucune capacité à avoir le moindre recul politique sur ce qui se vit chez lui et dans la société. Pour Irén, figure inoubliable, l’espoir de construire une nouvelle vie s’estompe. Tarr, à la fois sous influence du cinéma social britannique (Ken Loach a tourné Kes 8 ans plus tôt) et des films de John Cassavetes, colle à la fois à l’actualité de son pays, alors derrière le rideau de fer, et au visage de ses personnages, qu’il ne lâche pas, ne quitte pas une seule seconde.
Signes avant-coureurs de son style à venir : son intérêt pour les décors urbains, tristes, plein de boue, et pour la pluie, comme une damnation de plus dans ce monde déjà si dur.
L’Outsider (1981)
Le premier film en couleurs de Tarr décrit les déambulations d’un beau jeune homme perdu aux yeux étonnamment bleus et rêveurs et aux cheveux longs (András Szabó, qui est acteur), mais incapable de s’accrocher à la vie, de s’attacher à qui que ce soit. Alcoolique, il se fait licencier de son poste d’infirmier où il excellait pourtant. Le voici seul, avec son violon pour seul compagnon. Une jeune femme, qui semble pourtant avoir les pieds sur terre, choisit de l’épouser, mais tout va vite capoter : rien ne l’intéresse, il n’a aucune perspective, aucune ambition, aucun espoir en rien sans doute, et sa seule passion, comme celle du mari dans Le Nid familial, semble être de boire avec ses amis (dont l’un meurt d’une overdose). D’ailleurs, le monde que décrit Tarr semble peuplé de gens aussi dérangés que ceux que soignait András quand il était infirmier, voire pires, mais en liberté. Son épouse couche avec son frère. Le monde, vu par Tarr, est taré. Seule la musique, sublime, éclaire encore un peu la noirceur des âmes.
Damnation (1987)
Avec Damnation, le premier volet de ce qui est devenu sa “trilogie démoniaque” (avant Sátántangó et Les Harmonies Werckmeister), Tarr impose son style très reconnaissable : noir et blanc superbe, lenteur absolue d’un récit auquel il attache de moins en moins d’intérêt, absence (ou presque) de caméra portée et surtout très longs et là aussi lents travellings (et panoramiques, parfois) qui font vraiment sa signature.
Cette dernière partie de sa filmographique, Béla Tarr la qualifie de “cosmologique”, on pourrait même la dire métaphysique. Le réel a disparu. Le monde est devenu un décor de studio (même quand il est naturel), tout est signe, symbole. Il pleut tout le temps, des trombes d’eau invraisemblables qui semblent couler des âmes sombres, forcément sombres, des personnages. Sur une trame vaguement de roman noir, Béla Tarr peint une humanité définitivement perdue, qui se prépare à entrer dans les enfers dans cette antichambre qu’est la vie.
Ce style, excessivement noir, éprouvant, mais aussi hypnotique (qui a beaucoup marqué Gus Van Sant), il lui reste fidèle jusqu’à ce qu’il a promis être son film ultime, Le Cheval de Turin, en 2011 – promesse à laquelle il s’est jusqu’à présent tenu. Depuis, Tarr enseigne le cinéma à Budapest.
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