Tous deux attendus ce 19 juillet, “Barbie” de Greta Gerwig et “Oppenheimer” de Christopher Nolan s’apprêtent à se disputer le trône du blockbuster de l’été. Analyse de cette rencontre loufoque entre deux films, que les réseaux sociaux ont transformé depuis un an en match du siècle.
Ils sont devenus indissociables. Comme les deux faces d’une même pièce. Oppenheimer de Christopher Nolan et Barbie de Greta Gerwig sont aujourd’hui comme Batman et le Joker, deux némésis qui s’apprêtent à s’affronter, mais dont les destins paraissent irrémédiablement liés. Chacun d’eux semble avoir désespérément besoin de l’autre. Mais comment en est-on arrivé là ? Pourquoi le match Barbie/Oppenheimer nous fascine-t-il autant ? Probablement parce qu’il ne s’agit pas seulement d’un affrontement en salle (et donc au box-office) entre deux films très attendus et que tout oppose. À bien des égards, ce qui se joue à partir de ce 19 juillet tient surtout d’une forme d’état des lieux de l’industrie du blockbuster d’auteur hollywoodien.
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Bataille marketing
100 millions de dollars : c’est le budget de production des deux films. 100 autres millions de dollars : c’est leur budget de promotion. Au regard des tirelires brisées par la Warner et Universal, Barbie et Oppenheimer font jeu égal. Avec Mission impossible : Dead Reckoning, partie 1, ils sont programmés pour être les hits de l’été, les habituels blockbusters immanquables. Mais si l’obtention de ce statut était naturel pour le septième volet de la saga portée par Tom Cruise et pour le nouveau film-monstre de trois heures de Christopher Nolan, il l’était beaucoup moins pour Barbie, qui a rattrapé son retard sur son concurrent direct de façon assez prodigieuse.
Il l’a fait au moyen d’une campagne promotionnelle brillante, savamment exubérante et second degré, fondée dès le premier teaser (qui parodiait 2001 de Kubrick) sur l’exhumation d’une figure mythique, ainsi que d’un ensemble de repères esthétiques profondément enfouis dans l’imaginaire collectif. L’univers de Barbie convoque un souvenir commun et intemporel. Avec beaucoup d’autodérision, le film de Greta Gerwig a dès le début axé sa promotion autour de ce qui apparaissait justement comme sa plus grande faiblesse : l’incompréhension suscitée par un tel projet.
À coups d’affiches cryptiques (Margot Robbie surplombée d’un : Barbie peut tout faire, Ryan Gosling d’un : Lui, c’est juste Ken, Will Ferrell d’un : Appelez-moi “maman”), de trailers méta et volontairement kitsch, d’infos insolites (la pénurie mondiale de peinture rose provoquée par le film), de participations à des événements (comme ce cortège Barbie présent lors d’une marche des fiertés aux Etats-Unis) et autres publications diverses sur les réseaux, la campagne promotionnelle de Barbie a su faire monter l’excitation sans jamais vraiment assouvir cette incompréhension. On ne sait toujours rien de l’histoire qui nous sera racontée, ni si l’on a à faire à une farce girly, une dramédie introspective, une satire féministe ou à autre chose – sans doute tout à la fois. Ça tient de l’évidence : Barbie a capté quelque chose de singulier. Mais ce quelque chose est aussi limpide dans ses motifs esthétiques et sa tonalité que flou quant aux horizons vers lesquels il veut emmener la célèbre poupée.
De son côté, Oppenheimer mise tout sur la démonstration. Le moment M. Loin de reposer sur un mystère conceptuel (comme c’était le cas de Tenet, et comme c’est le cas de Barbie), ce nouveau film de Christopher Nolan, un biopic sur le père de la bombe atomique, paraît étonnamment simple (pas simpliste, bien sûr), et tout à fait clair dans sa démarche, ses intentions et sa finalité. Hormis l’original premier teaser révélé en juillet 2022, resté en live sur YouTube toute l’année à la manière d’un compte à rebours évoluant en temps réel (dans 11 mois, 3 semaines, 28 jours, etc.), la campagne promotionnelle du film s’est imposée comme l’une des plus classiques et épurées de la carrière du cinéaste, avec peu d’affiches et peu de bandes-annonces.
Avec une sorte de sérénité et de foi absolue dans le seul nom de Nolan, Universal a choisi de mettre en avant ce que ce dernier sait faire de mieux : filmer vraiment les choses. “Tout ce que vous verrez dans Oppenheimer est vrai”, nous a susurré la campagne marketing du film. Pas un traître plan contenant de la CGI. Pas l’ombre d’une erreur scientifique. Et cette bombe qui a explosé lors du test Trinity en 1945, nous l’avons reproduite à s’y méprendre. Là où Barbie a vocation à mener un univers factice, inanimé, sur la voie de l’incarnation (“le vrai monde, c’est par ici”), Oppenheimer cherche lui à incarner de nouveau, à imiter trait pour trait le vrai monde tel qu’il était pendant la Seconde Guerre mondiale.
Barbenheimer
En plus de clore officiellement leur période promotionnelle, la sortie de Barbie et d’Oppenheimer ce 19 juillet devrait également mettre un terme à un phénomène probablement inédit (du moins à cette ampleur) dans l’histoire des rapports entre cinéma et réseaux sociaux. Il paraît impossible, si vous suivez ne serait-ce qu’un peu l’actualité cinéma sur Facebook, Twitter ou TikTok, que vous soyez passé·e à côté des montages d’affiches et de trailers (le fameux long métrage Barbenheimer de Christopher Gerwig que vous ne verrez jamais), des détournements absurdes, des memes et trends massives que la rencontre des deux films a inspiré aux internautes. Mises face à face façon “deux salles, deux ambiances”, la promesse ironico-rose-bonbon de Barbie et celle, ténébreuse, pessimiste et très masculine d’Oppenheimer sont ainsi décuplées dans leurs aspérités, alors que toutes deux ont besoin de la même chose pour se montrer rentables : l’adhésion du grand public.
C’est pourquoi les réseaux sociaux se sont donné à cœur joie de théoriser quel·les spectateur·ices iraient voir quel film. Les résultats, évidemment, surprennent et amusent. Cette mise en opposition crie quelque chose de passionnant sur notre époque, ses attentes, nuances, repères, et nouvelles expressions de féminité et de masculinité. Elle a tourné en dérision et souvent renversé un certain nombre de stéréotypes genrés, comme ces memes montrant des bandes de mecs blancs en deux pièces qui, le 19 juillet, demanderont au guichet six tickets pour Barbie, ou encore la trend TikTok consistant à trouver une tenue vestimentaire à l’exact point d’intersection entre les deux films.
Un impressionnant foisonnement de contenus qui a largement nourri la visibilité des deux films (il n’est pas exagéré de dire qu’Internet a fait lui-même près de la moitié de leur promotion), mais qui a aussi participé à les rendre indissociables. Ceux-ci n’ont toutefois pas su (ou voulu) exploiter ce lien de la même manière. Si Barbie a embrassé le phénomène avec une forte présence sur les réseaux et en mettant en avant les créations de certain·es internautes, Oppenheimer en a fait fi, se concentrant exclusivement sur la gravité de son sujet et sur la puissance de feu de son auteur.
Philosophies
Et ce rapport différent que les deux films ont entretenu avec cette effervescence sur les réseaux sociaux constitue certainement le point culminant de leur opposition philosophique, voire idéologique. Le vainqueur du match – si toutefois un gouffre au box-office entre les deux œuvres en désignait un – fera malgré lui figure de résultat de sondage, d’état des lieux du blockbuster d’auteur hollywoodien, en ces temps post-Covid-19. Un constat que Variety faisait déjà fin 2021, mettant en avant un certain nombre d’arguments expliquant pourquoi Oppenheimer pourrait être le dernier spécimen de son espèce, celle de la fresque historique d’auteur, à l’ancienne et à très gros budget.
On le voit : avec ce douzième film, Christopher Nolan vient pousser à son paroxysme ses obsessions idéologiques et formelles. L’idée du blockbuster artisanal, en béton armé, filmé sur pellicule IMAX 70 mm, qui doit être vu ainsi (à Paris, seul le Grand Rex le diffusera dans son format d’origine, grâce à une cabine de projection éphémère conçue pour l’occasion en mezzanine), et assumant au passage – au moyen d’une avant-première mondiale privée dans cette même salle – son caractère un chouia élitiste. Face à cela, Barbie s’est d’emblée vendu comme un film radicalement de son temps et sur son temps, faisant participer son public à chaque étape, s’épanouissant à la fois dans la salle et hors de la salle, et appelé à cartonner plus tard sur les plateformes. Un blockbuster méta, conceptuel, “multiversel” (la présence de nombreuses itérations de Barbie et de Ken dans le film font déjà de lui un nouvel ambassadeur du modèle scénaristique qui domine aujourd’hui), et surtout profondément conscient de lui-même.
Difficile donc de voir, dans le choix de la Warner de sortir Barbie le même jour qu’Oppenheimer, autre chose qu’un pied de nez adressé à leur ancien protégé, parti après que la firme a annoncé sa volonté – avortée depuis – de sortir leurs nouveautés en même temps en salles et sur HBO Max. Leur protégé qui jusqu’ici, sous leur bannière, avait justement été le plus illustre représentant de ce type de blockbuster, qui jouait jusqu’à la sortie la carte du mystère. Une manière pour le studio de dire qu’avec Barbie, il tient à la fois son pop-corn movie familial et son traditionnel Nolan estival. Sans pour autant dire que le film de Greta Gerwig a déjà gagné, nous ne pouvons occulter le fait que sur le terrain de la com et de la compréhension du monde dématérialisé dans lequel nous vivons, il n’y a pas vraiment eu match. Parti cinéaste démiurge ultra populaire, Christopher Nolan fera ce 19 juillet quasiment figure d’outsider.
Barbie de Greta Gerwig et Oppenheimer de Christopher Nolan, en salle le 19 juillet 2023.
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