Dans l’édito de la semaine, Jean-Marc Lalanne revient sur l’été cinéma, marqué par la rivalité entre “Barbie” de Greta Gerwig et “Oppenheimer” de Christopher Nolan.
À la commission qui enquête sur son passé et lui demande si, dans sa jeunesse en Europe, il était plus épanoui qu’en Amérique, Robert Oppenheimer répond catégoriquement que non. Il manquait de maturité affective, il souffrait du mal du pays, mais surtout, il avait “des visions d’un univers caché”. Des flashbacks montrent alors le jeune homme se retourner sans fin dans son lit en proie à d’incessantes insomnies tandis qu’en montage alterné poudroie l’infini galactique, des champs d’étoiles à foison ou de fines particules lumineuses scintillant comme une doublure secrète de notre monde.
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Barbie aussi a des visions d’un univers caché. Après avoir été frappée pour la première fois par une angoisse de mort alors qu’elle virevoltait sur un dancefloor, son quotidien domestique se dérègle chaque jour un peu plus (comme celui de Jeanne Dielman après son premier orgasme) et lui est révélée la nature de cet univers caché : un monde dit réel où elle devra effectuer les ajustements nécessaires à la réparation de son Barbie World.
Il y a une grande coïncidence de situations entre les deux blockbusters de l’été. Entre le champion de la physique quantique et la poupée qui accède à la conscience, la même prémonition d’un savoir qui fissure le programme de vérité dans lequel il ou elle évolue, la même quête prométhéenne d’un secret qui pourrait anéantir le monde dans lequel il ou elle vit. Cette inquiétude métaphysique, pesamment orchestrée chez Nolan, plaisamment stylisée chez Gerwig, lie en profondeur deux films. Lesquels d’ailleurs ne s’opposent que très superficiellement (film de mecs contre film girly/sérieux contre légèreté/camaïeux de bruns contre rose éclatant) et ont au contraire tout à voir.
Il y a quelque chose de profondément machinique dans les deux films, une façon imperturbable d’exécuter un programme, d’assembler un à un des éléments constitutifs (scénarios surécrits, direction artistique ultra-offensive) comme on construit un bolide. Et surtout une hyper-conscience dans le film de son dehors : sa perception, sa réception, son marketing. On a déjà beaucoup dit qu’avec Barbie, la science de promouvoir un film passait un cap (dans la pensée d’opérations connexes infinies – impliquant Spotify comme Airbnb ; dans la façon de faire d’un film le simple produit d’appel de toute une chaîne d’autres produits vendus en rafale).
Mais la perfection du marketing d’Oppenheimer n’a rien à envier à celle de Barbie. Là encore, c’est autant à l’intérieur du film (par un montage qui donne à chaque scène le sentiment de voir moins un film qu’une bande-annonce, par une utilisation hyperbolique du son où le plus anodin des événements paraît surligné d’un coup de tonnerre) qu’à l’extérieur (par la façon de thésauriser sur les précédents hits de Nolan, de maquiller un biopic passablement ennuyeux en blockbuster trépidant) que se joue la partie. Le triomphe public d’Oppenheimer, film vraiment ingrat, signe vraiment la toute-puissance de la marque Nolan et son art de la logistique promotionnelle.
À la vision des deux films, le spectateur a lui aussi, comme Barbie sur son dancefloor ou Oppenheimer agité dans son lit, une “vision” un peu ébranlante. Celle d’un “univers caché” derrière la vieille planète cinéma, qui l’a déjà peut-être totalement engloutie comme un trou noir ; celle d’un état totalement achevé et dystopique du capitalisme où seulement une marque (fût-elle hybride : “Barbenheimer”) règnerait au détriment de toute concurrence. Une vision pas très rose.
Édito initialement paru dans la newsletter cinéma du 23 août 2023. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !
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