Leçons de Ténèbres ou la suite du journal intime de Vincent Dieutre, film-collage où les corps se confondent avec les figures de la peinture « ténébriste » du 16e siècle finissant. Le réalisateur revient sur sa fascination pour la peinture du Caravage.
La peinture, c’est venu à quel stade de la fabrication du film ?
La peinture, c’était le projet de départ. L’idée de la leçon de ténèbres. Une nuit progressive dans laquelle on se noierait. C’est lié pour moi à cette peinture, qui est aussi liée à Rome. Le peintre central, c’est Le Caravage. Mais ça ne se pas limite pas au Caravage puisqu’il n’a peint que 30% des toiles. C’est sur le Caravagisme et les ténébristes européens. Et ce n’est pas un hasard si je suis allé à Utrecht, la grande ville du caravagisme hollandais. Aux Pays-Bas, il y avait un évêché catholique, donc très porté sur la peinture religieuse. Le caravagisme d’Utrecht est très important dans le film : ça a été jusqu’à Rembrandt. Le détonateur de tout ça, c’est Le Caravage. On a plaqué sur Le Caravage une espèce de mythologie crypto-gay qui n’est sûrement pas fausse, mais qui est beaucoup plus générale que ça. Un peintre comme Valentin est tout aussi sulfureux que Le Caravage. C’est la vie d’un artiste à Rome à l’époque, c’est-à-dire une ville qui passe de 10.000 habitants à 100.000 habitants en vingt ans, avec tous les artistes de la terre qui viennent parce qu’il savent qu’il y a du boulot, qu’il y a des artistes importants comme Le Caravage, déjà mort quand ils arrivent. Il y avait une espèce de frénésie : tous ces gens avaient des vies délirantes. Je ne sais pas s’ils étaient tous gays, mais il y a eu des études là-dessus : on sait qu’à l’époque, l’homosexualité évidemment non-dite, était extrêmement fréquente, ne serait-ce que du fait de la difficulté d’avoir accès aux femmes, comme dans le monde arabe maintenant.
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C’est vrai que toutes les icônes de martyrs ont un rapport direct avec cette imagerie.
Bien sûr, il y a un côté jouissance de la douleur. Il y a une perversion dans cette peinture, une sensualité incroyable qui me touche beaucoup. Et la nuit est un thème très fort. Ce n’est pas un hasard s’il y a deux écoles au XVIIème en Italie : les Bolognais, qui font de la peinture officielle avec toujours un petit coup de vent qui souffle dans la jupe de l’ange, bref qui ne sont pas du tout réalistes, et puis les caravagesques, qui peignent Jésus comme un romain de la rue avec les ongles sales, c’est-à-dire désacralisé pour lui redonner un autre dimension du sacré. Derrière, il y a des enjeux religieux très forts qui débouchent en France sur l’histoire de la grâce, etc. Le fait est de dire que le monde est de toute façon noir, ténébreux, et que c’est la grâce qui éclaire tout ça, un petit instant.
Et tout ça à travers un réalisme très fort, si fort qu’il y a eu pas mal de tableaux supprimés, il y a eut des procès. Le Caravage par exemple, a peint une Mort de la Vierge, en prenant comme modèle une prostituée qu’on avait retrouvé noyée dans le Tibre. Elle est toute verte avec le ventre gonflé et des mains énormes… Toute une partie des gens a dit « c’est insultant ». Et d’autres ont dit « non, elle était humaine, c’est un signe de foi ».
C’est pareil pour le désir. On a beaucoup centré Le Caravage sur les jeunes, les ragazzi, parce qu’on fait le parallèle avec Pasolini. Mais il aimait plutôt visiblement les bûcherons. Et comme c’est une imagerie qui me séduit aussi, ça résonnait beaucoup en moi. C’est une peinture qui me fascine.
Au départ, l’idée était beaucoup plus « histoire de l’art » que ça. Je voulais qu’on sache quels étaient les tableaux, qui étaient les peintres. Et là, ça se réduit presque à une petite liste de noms. Je parle peu de la peinture, à part certains tableaux avec lesquels il y a une aventure et un texte, comme celui du Couronnement d’épines que je décris. On ne sait plus trop si c’est une scène qui m’arrive ou si c’est le tableau. Je ne prononce jamais le nom du Christ, je dis toujours l’innocent. Mais la peinture est fondatrice : lancer un concept et faire que les choses viennent se coller dessus.
Pour toi, l’idée de mettre en scène des tableaux qui s’apparentent formellement à cette peinture, ça participait de cette confusion dont tu parles dans le film ?
Absolument. C’est mélanger différents niveaux de perception, de film, de narration. Je n’ai jamais pensé vraiment à des tableaux vivants. Mais l’identité entre mes plans et les tableaux vient de la lumière et du type des corps. Ce n’est pas un hasard. Mais 70% des tableaux étaient « leçons-de-ténébrisables ».
Il suffit de filmer un détail. C’est un désir qui circule, d’ailleurs aussi dans les corps de femmes. Je m’en suis douté en les tournant, mais je n’ai pas non plus placé les corps délibérément en cherchant à recréer les scènes des tableaux. Ce sont surtout des cohérences aventureuses comme dirait Kaïwa. C’est la justement grâce : à certains moments, si tu fais des arrêts sur image, ça évoque effectivement les tableaux. L’affiche du film par exemple me fait vraiment penser à un David de la période caravagesque de Guido Reni, Le Guide, avec un regard vers l’extérieur. Mais là, c’est un travail d’arrêt sur image. Image-temps, image-mouvement. Quand tu fais le film, tu ne le sais pas du tout.
L’interview du critique, pour quoi as-tu eu besoin de ça ?
C’est ma volonté de regarder un sujet sous tous ses angles, et notamment l’angle théorique qui est totalement exclu du cinéma depuis longtemps. Resnais l’a fait avec Laborit dans Mon oncle d’Amérique. Mais c’est de plus en plus rare : il y a même une méfiance de la philosophie, de l’intelligence dans le cinéma. Ça pourrait aussi être un maniérisme ou une âpreté.
On pourrait dire que c’est une manière de faire l’analyse du film et de l’intégrer…
Oui, de blinder le film, je vois bien l’idée. Mais je ne crois pas. Je pense que ça l’ouvre au contraire sur d’autres lectures. L’idée de l’intervention de Bersani vient de l’époque où c’était beaucoup plus centré sur l’histoire de l’art. Et dans les cent heures de vidéo, il y avait quinze heures d’entretien avec des conservateurs du Louvre, le grand conservateur Rozenberg, le spécialiste de de La Tour, un écrivain qui s’appelle Touratier qui a écrit un livre sur Le Caravage, une spécialiste de la nuit, du Ténébrisme. On avait des tas de choses enregistrées.(?)
Je me rappelle que pour Rome désolée, il y avait déjà l’idée des entretiens et aussi des citations. Là, c’est un peu la même chose, mais la citation est vivante : c’est une parole vivante. Et je trouve que ça collait bien. Ça permettait aussi de rappeler que tout ça a un sens qui n’est pas qu’un sens romanesque, mais aussi une quête un peu théorique. Arriver à mettre des mots sur ces sentiments de fragmentation, d’éclatement de soi, qui sont aussi un thème politique.
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