Ce mercredi 15 août ressort « Bad Lieutenant », le chef-d’œuvre écorché d’Abel Ferrara. L’occasion de revenir sur ce qui travaille le film et ce qui le conduit vers le (faux) remake de Werner Herzog.
La sentence est vieille comme la Bible : c’est dans les Babylones que se ressentent les premières secousses de l’Apocalypse. Les deux Bad Lieutenant regardent justement ce désastre urbain et s’y enfoncent comme pris d’une irrécupérable démence. D’abord il y a celui de Ferrara qui annonce clairement le précipice. Rien que les larmes de Harvey Keitel s’échappant sans crier garde tout du long montrent bien que le désastre personnel s’étend au reste du monde (Ferrara va enfoncer le clou dans 4h44 où une chambre d’amants condense la fin des temps).
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Moins de vingt ans plus tard, l’apocalypse a eu lieu et Herzog nous le confirme, revenant à l’endroit même où s’est produit l’un de ses innombrables cataclysmes. Ravagé par l’ouragan Katrina en 2005, la Nouvelle Orléans qu’il filme est une ville de l’après : les éléments naturels ont repris leur droit et les survivants sortent des décombres accompagnés par une horde de bestioles que l’on croirait surgies de la Préhistoire. Avec ce serpent qui se faufile entre les barreaux et les déchets d’une prison inondée, son Bad Lieutenant démarre à la manière d’une prédiction infernale.
L’anti-chambre des Enfers
Le New York de Ferrara, lui, est un purgatoire qui a pignon sur les abysses. C’est une anti-chambre insalubre où ses créatures ne se croisent que lorsqu’elles sont en manque de substance. Une ville déchirée par le crack et la corruption où suinte le vieux sperme et les fioles d’alcool bas de gamme. Prodige d’une mise en scène qui ne se contente pas seulement de nous donner à voir le stupre mais nous fait sentir son odeur âcre et calciné.
Père de gamins devant qui il se pavane défoncé, Harvey Keitel y joue un lieutenant de police minable dont l’insigne est surtout une manière, pour lui, de taper à droite à gauche. Dérive l’entraînant dans une spirale sans fin où, comme tout damné qui se respecte (Sisyphe, Tantale etc.), il répète inlassablement les mêmes gestes. Agité par une énergie bileuse et furibarde, Keitel se disperse dans un mauvais rêve où tout s’équivaudrait : scène de crime et prise de drogue, pari sportif et bavure policière. Un quotidien verrouillé, sans perspective, rythmé par les matchs de baseball sur lesquels il s’endette.
Mais ce monde, sans cesse mis à distance, qui n’apparaît qu’à travers des ondes (de télé, de radio), n’existe plus. C’est d’ailleurs pour ça qu’il n’arrête pas de perdre : il voudrait croire que tout n’a pas été joué d’avance. Il n’y a alors qu’à travers une porte, à demi-ouverte, où il observe une nonne, allongée sur un lit d’hôpital après s’être faite violée, qu’il parvient à trouver une rampe de salut. L’abomination du crime le sort peu à peu de sa torpeur et comme pour se réveiller de son insomnie, il se lance sur la trace des deux agresseurs.
Hurler comme le Christ
Avec une mise en scène éreintante, au plus près de la chair, Ferrara a toujours filmé toxicos et gangsters comme des vampires, les délestant néanmoins de toutes afféteries romantiques. Il faut dire que les vampires ont plus de chance : « ils se nourrissent des autres. Il faut se manger soi-même. Se manger les jambes pour avoir la force de marcher. Il faut décharger pour se recharger. Il faut se sucer à fond. Se manger jusqu’à qu’il ne reste plus rien de nous sauf la faim« . Programme délirant que propose Zoë Lund (co-scénariste du film et étoile filante de l’underground new-yorkais) au flic alors qu’elle lui administre son premier shoot d’héroïne.
Autant dire que le manque est immense et qu’il est urgent de se saboter correctement pour le combler. Elle-même le dit, en filigrane, que quelque chose remue l’estomac. Car une fois la drogue inhalée ou sniffée, Keitel est toujours pris d’une violente envie de pleurer ou de vomir, peut-être les deux en même temps. Son cri n’arrive jamais à sortir comme empêché par un mal qui vient de plus loin. Alors il éructe, miaule et gémit tel un fauve blessé ou un rat contrarié, c’est selon. Il n’est plus qu’un intense magma prêt à se répandre en crachin (de sperme, de sanglots).
Qui d’autre que le Christ, dont le corps est sans cesse avalé par ses fidèles, pour évoquer alors cet état de manque ? Figure suprême de rédemption que Scorsese n’a pas arrêté de solliciter (Taxi Driver, cousin mystique de Bad Lieutenant), il hante Keitel comme l’ombre d’un double inaccessible. Dans l’église où a été commis l’irréparable, le ripoux est soudain pris d’une hallucination, aidée par sa conso plus que régulière de drogues. Prenant une vieille black pour le Saint Sauveur, il rampe à ses pieds après l’avoir imploré dans un lamento que tout croyant désespéré a sûrement déjà proféré. Le Christ qu’il fantasme lui apparaît hagard, se demandant presque ce qu’il fout là tel un prophète version Monty Python. En plus de deux mille ans, son sang n’a même pas eu le temps de sécher… Preuve que l’on a les revenants qu’on mérite. Au moment du viol, le montage se déchire et voilà un Jésus sur la croix hurlant à la mort. Non de douleur, il hurle pour tous ceux que son supplice n’arrivera pas à sauver.
Motif de crucifixion déjà présent lorsque Keitel, seulement vêtu d’un crucifix autour du cou, le prépuce retroussé, titubait, les bras chancelant dans le vide comme pour chercher un corps dans lequel se réfugier. Rendu impuissant à aimer, il semble parcouru par mille volts et aucune mise à nu ne peut consoler une telle tristesse. Bad Lieutenant est donc avant tout une affaire de corps : un corps abîmé qui cherche une voie de rédemption à travers un corps que l’on a souillé.
Une fausse reconstruction
Formellement plus tentaculaire que celui de Ferrara, le film d’Herzog fait état des séquelles d’une double brisure. Destruction de la Nouvelle Orléans d’une part et de l’autre, le mal de dos qui affaisse le bad lieutenant Terence McDonagh (impressionnant Nicolas Cage) depuis qu’il a secouru un prisonnier de la noyade. D’emblée, McDonagh est associée physiquement au cataclysme. Lui-même est un ouragan en puissance. À mesure qu’il se gave de médicaments et drogues pour palier la douleur, sa colonne vertébrale se ramollit, lui donnant une allure voutée et percluse, quasiment reptilienne.
Bad Lieutenant — Escale à la Nouvelle Orléans s’échafaude ainsi sur le terrain instable d’une reconstruction fantoche : celle d’un homme qui n’essaie pas de s’en sortir et celle d’un pays tout entier qui s’offre au marasme économique. Puisque parallèlement aux déboires insolites du flic, promoteurs immobiliers et gangsters affluent pour profiter du sinistre. Ce climat poisseux se ressent directement dans l’apparence dégingandée et fatiguée de Nicolas Cage, toujours fringué pareil, peu importe où il se trouve, les cernes tombant jusqu’aux lèvres, se privant lui-même de sommeil (sauf lorsqu’il se retrouve au lit avec une ancienne collègue…).
Comme Keitel, Cage est également frappé d’hallucinations mais à la place du Christ, lui voit des âmes danser et des iguanes chanter — Herzog a toujours eu un faible pour l’animisme. Peu à peu, la mise en scène, emportée par une caméra flottante tel un esprit frappeur, se décentre de la résolution de l’enquête (sur le massacre d’une famille sénégalaise) pour s’attarder sur ce qui grouille à sa périphérie. Une brèche s’ouvre et introduit la jungle amazonienne au cœur des États-Unis. D’un coup, c’est Aguirre qui débarque dans l’Amérique post 11 septembre. Celle de Busch et de la guerre d’Irak — annonçant l’ère prochaine des grands bouffons. Celle de Katrina aussi dont on ne voit pas le déferlement mais que l’on imagine galvanisé par tous les revers de la nature qu’Herzog a précédemment filmé (les rapides dans Fitzcarraldo, l’éruption d’un volcan dans La Soufrière, l’ours mangeur d’homme dans Grizzly Man…). Secoué par un état proche de la transe, Bad Lieutenant se prend donc tout en pleine gueule : la folie américaine rincée par des décades d’ultra-libéralisme et la filmographie périlleuse d’un cinéaste-aventurier.
L’ère de la bouffonnerie
Fausse reconstruction, le film est aussi un faux remake. Les intrigues de Ferrara (le crime déclencheur, les paris, la misère affective) ne servent que de toiles de fond à Herzog. S’il fait mine de s’en soucier au départ, c’est pour mieux les balayer ensuite, un peu à la manière de Nicolas Cage évoquant l’avancement de son enquête : « je n’en ai jamais rien eu à foutre ». À ce propos, Herzog s’amusait à dire qu’il n’avait jamais vu le premier Bad Lieutenant ni entendu parler de « ce Monsieur Ferrara ».
De l’original, il ne garde que le formidable écrin offert à son acteur principal. Car dans ce récit psychédélique à la Thomas Pynchon, Nicolas Cage, sorte de tourbillon déchaîné entrant partout comme dans un moulin, secondé par une ribambelle de marginaux (une prostituée de luxe dont il est amoureux, un père camé, une belle-mère alcoolique…), joue à fond la carte de l’histrionisme avec une jubilation communicative. Qu’il fume une pipe à crack avec des gangsters, oblige un jeune gus à observer sa copine le masturber ou menace deux petites vieilles (asphyxiant l’une pour soutirer des infos à l’autre), il garde la même conviction hébétée comme sous l’hypnose d’une force chamanique.
Un humour d’une noirceur absolue, proche de l’effarement, et encore jamais exploré remonte alors à la surface. À l’image de Cage n’en revenant pas que l’un des gangsters soit affublé du surnom de « G » (il répète la lettre, tout du long, avec un rire goguenard), la sidération nous prend très vite de court et engloutit nos repères. Entre les deux Bad Lieutenant, on ne s’est pas rendu compte que l’on avait changé d’ère. La fin du premier était pourtant prophétique. On y observait une tuerie, de loin, au pied du Trump Plaza à New York. La pancarte « It All Happens Here » offre, à rebours, un glaçant clin-d’œil : immédiatement, l’on comprend d’où vient le mal.
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