Poussé par l’amour qu’il porte à sa fille, un père se retrouve contraint à certains arrangements avec ses principes moraux. Une vision cinglante mais empathique de la Roumanie d’aujourd’hui.
L’aube dans un appartement à peu près confortable mais sans charme, typique de ceux habités par la classe moyenne roumaine. La famille commence à s’affairer lorsqu’un projectile vient fracasser la vitre du salon. On n’en saura pas beaucoup plus sur l’origine de ce caillassage, mais peu importe : pour Cristian Mungiu, c’est un signe, celui du dérèglement qui va tendre le film et, plus généralement, celui du délitement de cette société postcommuniste.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Pour Romeo, le père, médecin, cet incident est inquiétant mais finalement mineur. Il a autre chose en tête : c’est le jour du bac d’Eliza, sa fille. Il a tout fait pour qu’elle puisse s’inscrire dans une prestigieuse fac anglaise. Il veut le meilleur pour elle, qu’elle fasse mieux qu’eux, bourgeois qui n’ont pas réussi pleinement la sortie des années Ceaucescu.
Roméo l’intègre est alors prêt à jouer du piston
Il connaît l’instabilité, la corruption, la fragilité du système D roumain et, à ses yeux, point de salut ni d’avenir chez eux, sa fille doit partir étudier dans un pays “civilisé”, dans un solide Etat de droit où l’on peut se réaliser grâce à son mérite. Mais pour ça, il lui faut le bac. Malheureusement, Eliza est agressée sur le chemin du lycée et risque de louper l’examen. Roméo l’intègre est alors prêt à jouer du piston, contrevenant ainsi aux principes éducatifs qu’il a inculqués à sa progéniture.
Cette relation père-fille concentrée sur une journée vaut pour elle-même et comme métaphore de la Roumanie contemporaine, équation qui devient un peu le passage obligé récurrent du cinéma roumain contemporain. La différence entre tous ces films réside dans la façon dont chaque cinéaste renouvelle (ou pas) cette équation.
Un bilan sombre, ou lucide
Mungiu opte ici pour une tonalité de thriller tendu, qui ne laisse pas une seconde de répit, dont les enjeux grimpent et se complexifient à chaque séquence, un peu comme chez les frères Dardenne (coproducteurs du film, ce n’est pas un hasard).
Mungiu et sa caméra s’accrochent aux basques de Romeo, sillonnent avec lui son quartier de HLM tristounets en un vaste et incessant mouvement circulaire, ces trajets géographiques distillant au fur et à mesure toutes les couches scénaristiques, dramaturgiques et morales de cette histoire.
Sans dévoiler dans le détail les péripéties et multiples liens de cause à effet au milieu desquels se débat Romeo, disons qu’il sera question de sa maîtresse secrète (ou pas), du petit ami de sa fille, d’un possible viol, d’échanges de bons procédés entre notables locaux, de l’effort de droiture et de son impossibilité.
Bilan sombre (ou lucide) dressé par Mungiu au cours de ce parcours à travers un réseau complexe de situations, de dilemmes cornéliens, de faux-semblants, de vérités cachées ou apparentes : un pays ne se remet pas en un clin d’œil de quarante années d’un régime tel que celui dirigé par Ceaucescu. La corruption de tous ses rouages est encore vivace et contamine tout, y compris ses citoyens les mieux disposés à une forme élémentaire de morale mais acculés aux compromis avec leur conscience.
Préserver les individus tout en condamnant le système
Le constat est aussi limpide que cinglant, la finesse de Mungiu consistant à préserver les individus tout en condamnant le système (là encore, on pense au cinéma moraliste des Dardenne). Mungiu est politique, pas misanthrope : malgré ses petites turpitudes, ses entorses à la loyauté, ses entailles dans la déontologie, Romeo n’est pas condamné par le cinéaste, loin de là.
C’est avant tout un père qui aime sa fille, sans doute trop d’ailleurs, d’un amour excessif, intrusif, dévorant, qui suscitera aussi la révolte ô combien légitime d’Eliza contre ce père qui veut tellement son bien qu’il ne la laisse pas respirer par elle-même.
Il n’y a pas de bons et de méchants dans ce film, mais des personnages qui passent par toutes les nuances du gris, tour à tour aimables ou déplaisants, qui font chacun ce qu’ils peuvent pour défendre leur quant-à-soi et leurs raisons dans un contexte général qui ne facilite rien. Même la mère, longtemps reléguée à la périphérie du film, finira par avoir sa scène, Mungiu prenant soin de ne délaisser aucun personnage.
Ces personnages ordinaires nous happent parce qu’ils sont portés par des acteurs magnifiques (au premier rang desquels Adrian Titieni, sorte de Depardieu des Carpathes), une écriture dense, touffue, et une mise en scène percutante. On comprend finalement la mystérieuse caillasse dans le carreau : c’est ce film.
Baccalauréat de Cristian Mungiu (Rou., Fr., Bel., 2016, 2 h 08)
{"type":"Banniere-Basse"}